Chapitre III
Trois jours passèrent sans que rien ne change. Twee aurait presque pu penser que rien n’était arrivé, qu’elle n’avait jamais croisé de Général ni n’avait eu d’altercation avec Leid. Ce dernier était d’ailleurs introuvable depuis tout ce temps. Mais tout était gravé dans son esprit. Depuis, elle essayait de déterminer qui appartenait à quelle organisation, et si certains étaient encore relativement libre. Elle connaissait déjà assez Leid pour savoir qu’il faisait partie de la Communauté. Des A. A comme Anarchie. Si elle avait eu les points de comparaison avec le monde tel qu’il existait avant, elle aurait pu faire un vague rapprochement sur les politiques extrémistes en vigueur auparavant. Mais elle n’avait jamais connu ni d’Anarchisme, ni de Communisme, ni de Centriste de Républicains ou de Démocrates. Et, si elle les avait connus, elle ne les aurait sûrement jamais compris. Oh, ce n’était pas pareil, détrompez vous : les idées politiques étaient nombreuses dans les deux camps de cette guerre. Ils étaient beaucoup à ne pas être en accord avec la politique mise en place dans chacun de ces groupes, mais ils l’acceptaient. Parce que c’était plus important à leurs yeux qu’une quelconque politique. Parce qu’ils avaient un but commun. Parce qu’ils avaient un ennemi commun. Mais deux groupes existaient tout de même. Son plus grand passe temps allait devenir de décider, ou plutôt deviner, d’où venait chaque personne du cirque. Leid semblait venir des A, par intuition. Et le Général était des Z, ce qui expliquerait que le Magicien voulait l’éloigner. L’Astrologue se trouvait alors relégué au niveau des Z, il connaissait le Général. L’Organisation. Ce qui expliquait pourquoi Leid ne l’avait jamais vraiment apprécié, peut être cette méfiance qui existe entre deux groupes adverses, même en terrain neutre. Si on continuait ainsi... Elle plaçait Dummy dans les A, l’Organisation Z étant à la base créée pour emmagasiner la connaissance, mais elle pouvait se tromper. Après tout, les gens et les groupes changent au fil des années. Peut être même Demi n’était qu’un pion dans le jeu des autres, un pion oublié, laissé de côté car on ne savait que faire de lui. Quelque part, hypocritement, Twee ne leur en voulait pas. Il n’était pas apte de vivre seul, pas capable de se débrouiller seul : était-il alors toujours un être humain ? Incapable de survivre. La moindre coulée de neige lui couterait la vie s’il n’était pas protégé par les autres résidents du cirque.
Twee ne se rendait pas compte de la dureté de ses pensées. Pour elle, c’était simplement naturel, dans l’ordre des choses : ceux qui peuvent survivre résistent, et les autres meurent. Elle n’eut pas même un seul instant l’idée qu’elle était elle même aussi perdue qu’un oiseau tombant du nid quand elle était véritablement arrivée ici. Laissant ses pensées divaguer, elle s’assit sur le sol, fixant vaguement l’entrée qui n’existait maintenant presque plus. L’entrée. Elle l’avait franchi des années auparavant, cachée derrière Leid, apeurée mais émerveillée à la fois. Elle l’avait franchi, pensant que ce ne serait qu’une destination comme une autre qu’elle apercevrait durant quelques heures, plusieurs jours peut être dans le meilleur des cas, avant de repartir. Elle n’aurait jamais imaginé qu’elle passerait du temps ici, vivrait ici, et pourrait appeler cet endroit un... Chez elle. Oui, elle en était venu à considérer cet endroit comme sa maison. Une grande maison, sauvage et naturelle, mais aussi comme tout son monde. Ses frontières étaient ces arbres, des frontières qu’elle n’avait jamais osé franchir. Elle les regarda encore, longuement. La trouée était toujours surmontée de ce panneau bicolore, avec ces lettres agressives. Mad Circus. Tu te souviens de la face avant de ce rectangle arrondi de bois comme si c’était hier, il t’avait énormément marqué. C’était comme la marque d’un lieu à un autre. Twee, sans rien dire à personne, s’engagea dans les fourrées. Elle ne voulait pas passer par la sortie conventionnelle, comme si elle ne le pouvait pas encore, comme si elle n’y était pas autorisée.
Dès lors, elle eut l’impression de retrouver son monde à elle. Ce monde qu’elle avait quitté bien longtemps auparavant, un monde qui en avait profité pour s’effacer de son esprit, un monde dont les souvenirs remontaient lentement mais sûrement à la surface. Un monde oublié, un monde nouveau mais pourtant un monde qu’elle avait déjà connu. Un monde qu’elle retrouvait avec des yeux plus matures, un esprit plus ouvert, plus rempli. Un coeur plus vide encore.
La route. La route se déroulait devant ses yeux. Presque religieusement, elle se plaça sur le bas côté, plus tortueux mais au niveau duquel on était moins repérable, de près comme de loin. Son manteau rouge ressortait durement autour de tout ce bitume gris foncé et ces plantes vivaces qui amortissaient ses pas. Autour d’elle, la ville ressemblait à une grosse araignée qui aurait tendu ses longues pattes vers le ciel, avant de s’écrouler sur elle même. Incapable de rester droite, de survivre, de grandir, incapable de supporter son propre poids sans s’écraser. Twee resta coite. Le soleil était encore bas, c’était le matin : les ombres s’étiraient et créaient de grandes parts d’ombre de part et d’autre de sa position. Les immeubles, même écrasés sur eux-même, étaient assez grand pour masquer presque entièrement le terrain séparant deux bords de rue. La Jeune Fille au manteau rouge s’accroupit et posa sa main sur le sol. Ce dernier était froid, n’ayant pas eu encore le temps de capter les rayons du soleil et de se réchauffer doucement. Elle savait qu’à partir d’un certain moment de la journée, ce dernier allait devenir tellement chaud qu’elle serait obligée de marcher sur l’herbe. Et puis elle se souvint que la route telle qu’elle la connaissait, entourée de prés et de vallées, n’était pas encore sous ses pas : il y avait la ville, d’abord. Si la nature avait violemment repris ses droits, il n’en restait pas moins qu’elle ne pouvait pas violer les lois de la physique. Presque. La petite fille sortit une longue carte brune froissée et refroissée de sa musette, ainsi qu’une boussole gravée en ce qui semblait être de l’or, ou du plaqué or. Elle posa le bouton doré sur la carte et observa attentivement le document. Elle savait que sur le plan était représenté la ville, en plan moyen, et elle pouvait distinguer n’importe quelle rue. Elle avait trouvé ce plan chez l’Astrologue, et l’avait emprunté sans même demander son avis. Ce dernier, elle le pensait tout du moins, ne l’aurait pas empêché. Et s’il la réprimandait, ce dont elle doutait, elle s’excuserait. Ou se contenter de baisser la tête. Elle préférait encore faire à sa guise et se faire disputer que d’obéir et d’avaler toutes les contraintes. En se servant, elle n’avait pas reçu d’autorisation, mais elle n’avait pas reçu d’interdiction non plus. Mad Circus était indiqué d’un rond rouge sanguin sur la carte. Cette dernière portait de nombreuses inscriptions manuscrites faites au crayon de bois qu’elle était bien incapable de déchiffrer. Elles étaient certainement très importantes, bien que le temps les ait fait pâlir. Elle posa son doigt sur la boussole et la secoua doucement. Ca, c’était la boussole de sa mère. Elle avait récupéré toutes les affaires de cette dernière lorsqu’elle était morte. Elle n’aimait pas parler de cet incident. Elle n’aimait pas parler tout court. Mais cette boussole allait lui être utile. En plus, un dragon était gravé au dos de cette dernière, formant de magnifiques tourbillons, et chaque écaille brillait d’un éclat cuivré différent, faisant penser à un animal ayant véritablement existé. Mais l’Astrologue lui avait pourtant dit que non, ces choses cornues aux ailes immenses n’avaient jamais mis les pieds sur terre. Il y avait bien leurs lointains cousins, les Dragons de Komodo, mais ils n’avaient parait-il que leur nom en commun et l’aspect rugueux de leur peau pleine de plis. Twee s’en désolait. Cependant la boussole fonctionnait parfaitement, ce qui était le principal : elle indiquait très clairement le nord. Au nord. Selon ce qu’elle avait réussi à faire cracher à droite et à gauche, c’était dans cette direction qu’était le groupe principal des Z, de l’Organisation. Cette dernière possédait paraissait-il une sorte de bunker, mot qu’elle n’avait pas totalement compris, une cave suréquipée, activée par de nombreuses machines, protégée jalousement par ceux qui l’habitaient. Elle en avait déduit que les A étaient au sud, soit sur sa gauche par rapport à sa position actuelle. Sans savoir précisément quelle direction prendre, elle traversa la route et s’avança dans une rue adjacente. Cette dernière était sombre, aussi sombre que la ruelle qu’elle avait traversé en venant ici. Elle se rappelait... C’était comme si elle faisait le chemin inverse, revenait sur ses pas. Elle avait l’impression, de nouveau, de déchirer une partie de son âme et de la laisser derrière elle. De la même façon qu’elle avait abandonné la route, elle avait la sensation qu’elle la retrouvait. Un peu. Sous son pas sûr, les pierres roulaient, glissaient, l’empêchaient d’avoir un rythme trop rapide. Mais elle avait une vitesse régulière, de ceux habitués à marcher sur un terrain difficile. Comme si elle avait fait cela durant des années.
Précisément parce qu’elle avait fait cela durant des années.
Elle se baissa, évita une branche ou une racine, se glissa entre deux lianes qui pendaient misérablement au milieu du chemin, si chemin il y avait, s’agrippa à un tronc qui dépassait d’une fenêtre brisée. Se hissa en quelques secondes dessus, mettant à contribution l’entrainement intensif mais ô combien bénéfique qu’elle avait reçu au cirque. S’il y avait bien eu un point positif à sa présence au cirque, c’avait été les muscles qu’elle en avait récolté. Fine, souple, mais aussi impassible qu’un roc. Elle avait travaillé ses positions, au sol, sur un fil, au trapèze, que ce soit dans la position du voltigeur, ou de l’appui. Elle ne savait rien faire d’extraordinaire devant l’habile subtilité de celle qui glissait sur un chiffon descendant du plafond au sol, ou devant la force impressionnante de celui qui jette la danseuse dans les airs, mais elle savait tout faire. Grimper, se pendre, esquiver, faire des tours de magie... Plus que l’humain moyen, moins que toutes ces personnes extraordinaires. Comme si elle n’avait jamais pu se décider de si elle voulait rester une âme rêveuse ou si elle voulait créer ces rêves. Le bois était rugueux sous ses doigts. Elle caressa la grosse plante, doucement. L’arbre lui sembla frémir sous cette pression infime. Comme un gros chat qui se mettrait à ronronner sous les caresses. Twee releva la tête et regarda autour d’elle. A cette hauteur, la vue lui était majoritairement cachée par les bâtiments. Elle ne pouvait apercevoir que des arêtes grises et des circonvolutions de bois cachées par des masses de feuilles plus ou moins étranges, toutes dans des teintes vives de vert. Le tableau était rehaussé par des bordure dorées grâce à la lumière rasante. Cette dernière mettait aussi en évidence quelques grains de poussière dans l’air ambiant, qui semblaient épaissir l’ambiance sans la rendre invivable. Un bon matin. Toute la neige avait fondu, comme du jour au lendemain. Comme si elle n’avait jamais existé : seule le sol encore trempé et quelques congères de part et d’autres à l’ombre indiquaient que ça n’était plus l’été. Le temps détraqué n’obéissait plus à ce qui avait été connu, et les arbres resplendissaient, comme s’ils ne pouvaient plus jamais se dévêtir, être mis à nus. Comme si la nature les protégeait plus qu’avant. Leur vigueur était devenue telle que, même en l’absence de soleil, les arbres ne nécessitaient plus de perdre tout leur feuillage pour subsister en faisant des réserves. Ca n’était pas normal, mais c’était intéressant à voir, pour qui s’y connaissait en biologie. Ca montrait, plus que tout, l’évolution qu’avait subie la nature en ces quelques années, une évolution au niveau de l’ADN, anormale, fulgurante. Mais la Jeune Fille ne s’en souciait pas. Elle ne le savait même pas. Elle n’avait encore jamais connu d’autres époques, après tout. Pour elle, les arbres étaient verts, même au beau milieu de l’hiver, sauf si ce dernier était particulièrement rude et encore.
La Jeune Fille regarda essaya d’apercevoir ce qu’il y avait à l’intérieur du bâtiment se trouvant près d’elle. Elle n’avait encore jamais essayé d’entrer dans un de ces immenses bâtiments. A vrai dire, elle ne les avait que peu vu, et ne les trouvait que très peu attirant. Leur peau d’argent sale et leurs fenêtres béantes n’étaient selon elle que bonnes à abriter les plantes qui réussissaient à survivre ici. Malgré tout, elle devait admettre que le tableau possédait en lui même un certain charme, une sorte de déséquilibre simple, une union de ce qui était et de ce qui avait été. L’union magnifique de la nature en expansion et du cri terrible de la technologie qui se meurt. Elle se mit debout sur la branche, le tronc, ou quelle qu’était cette partie de l’arbre sur laquelle elle marchait. Elle s’approcha de la fenêtre, à petits pas. L’écorce était humide, et elle risquait de tomber, cependant ce n’était pas pour cela qu’elle marchait lentement. C’était parce qu’elle savait qu’elle allait découvrir quelque chose de totalement nouveau, qui n’allait peut être pas lui plaire. Elle doutait que, comme le cirque, ça allait l’émerveiller. Elle doutait que, comme les arbres, ça allait l’apaiser. Elle sentait comme un sombre secret émaner de ce trou béant, cette caverne sombre. Mais soudain, elle avait envie de savoir ce qu’il y avait, dans ces bâtiments, caché, comme relégué au second plan maintenant que les hommes n’étaient plus que quelques fourmis disséminées ci et là. Elle porta sa main en avant, attrapa le bord de l’ouverture. C’était rugueux, de la pierre, du béton. Elle ne savait pas exactement. Personne ne lui avait jamais dit en quoi les maisons étaient construites, à l’époque. Elle savait juste que c’était solide, grand, et qu’un homme seul n’aurait jamais réussi. Ni deux. Ni dix. Mais qu’ils avaient eu besoin de l’aide de la technologie, de la science pour tout mettre en place. Elle baissa la tête, plissa les yeux. Il y avait du verre partout, et elle ne voulait pas se couper : c’eut été dommage. Le sang, de plus, pouvait attirer toute sortes de bêtes, même en hauteur, et elle avait déjà bien assez à se méfier sans pour autant devoir assurer ses arrières face à des monstres qu’elle ne voulait pas même imaginer. Elle manqua de se cogner, en s’approchant plus encore. Elle ne distinguait presque rien, puis soudain un nuage sembla se lever car une chaude lumière dorée envahit les lieux. C’était ténu, un simple rayon soulevant des tonnes de poussières qui semblèrent s’animer dans l’air ambiant, cachant presque à Twee ce qu’il y avait derrière. Elle ne connaissait pas la moitié des objets qui étaient étalés devant elle, et ne savait pas le fonctionnement de la plupart d’entre eux, ni ne pouvait le deviner. Ici, une grosse boîte accoudée au mur, qui n’était autre qu’un radiateur : tout ce qu’elle avait jusque là pour se réchauffer n’avait été autre que bougies et âtre où brûlait un bon feu de bois, et l’électricité, au cirque, était rare et ne servait qu’en de grandes occasions. Là, juste à côté, un écran noir qui n’affichait que du vide, des points de poussière brillant à la surface. Oui, ça ressemblait à un écran, une sorte de fenêtre ne donnant sur rien, mais elle ne voyait absolument pas ce à quoi ça aurait pu servir. A vrai dire, les rares objets éveillant des échos dans son esprit étaient la corbeille à papier, posée sur le sol, ainsi que le bureau et les deux chaises disséminées autour. Deux étagères renversées, aussi, dégueulant leur contenu, des centaines de dossiers dans des chemises cartonnées, sur le sol. Des centaines de stylos répandus sur le sol. Des feuilles, blanches, griffonnées, complètement noircies. Des photos. Ces dernières, jaunies, l’attirèrent : elle se pencha en avant, enjamba le rebord de la fenêtre et pénétra dans la pièce. Cette dernière sentait le renfermé, était emplie de souvenirs. De la mousse poussait dans les coins, et ce qui avait été un minuscule bonsaï avait colonisé la moitié du bureau ainsi qu’une partie d’une chaise proche, formant un pont du plus bel effet. La Jeune Fille se saisit d’une photo et la porta à la hauteur de ses yeux, curieuse. Cette dernière représentait une jeune femme et une fille, souriantes. Une partie de l’image était masquée par la présence d’une grosse tâche noire et floue. Un doigt posé sur l’objectif, sûrement, mais Twee n’en avait aucune idée. Après tout, elle n’avait même jamais vu d’appareil photo avant. Non pas qu’ils aient subitement disparus, mais on n’en trouvait pas au cirque : ils n’avaient aucune utilité première, n’étaient pas des objets de nécessité. Et ce qui n’était pas une nécessité, en ces temps sombre, devait être abandonné, ou recyclé pour pouvoir être utilisé.
Un bruit lui fit relever la tête. Un frémissement dans l’air. C’était la première fois qu’elle se retrouvait dans une de ces pièces, et elle ne s’y sentait pas à l’aise. Il y avait bien une porte, à moitié ouverte, de l’autre côté de la salle, mais pour rien au monde elle ne se serait risqué dans ce gouffre de l’enfer. Elle n’avait pas d’autre choix que de ré-enjamber le rebord, et elle se dit à cet instant que si quelqu’un avait voulu lui barrer la route, il n’aurait eu aucun problèmes. Cette pensée la fit frémir. Se retrouver coincée dans cet endroit sombre ne lui disait rien qui vaille, ça n’était pas son environnement. Elle lâcha la photo, qui flotta tristement jusqu’au sol pour se noyer dans les éclats de verre, et Twee bondit à l’extérieur. Elle dérapa sur le tronc mouillé, se reprit instantanément. Comme si elle n’avait jamais glissé. Le soleil avait légèrement poursuivi sa course, il faisait plus clair, les ombres étaient moins importantes. Elle laissa un petit sourire lui échapper, laissant derrière elle cette pièce d’un autre temps. Le sud, elle devait se diriger vers le sud. Oh, elle n’était pas pressée non, pas trop en tout cas, mais elle ne souhaitait pas divaguer trop longtemps, ou les problèmes se feraient rapidement sentir, que ce soit au niveau de la fatigue ou de la nourriture. De plus, si elle rencontrait d’autres personnes, elle souhaitait être dans une bonne condition physique. Apte à se défendre, à réagir.
Elle ne voyait ni ne sentait les deux yeux dorés qui l’épiaient.
Ces derniers pourtant étaient attentifs à chaque mouvement que la petite faisait. Elle avait déjà vu cet être quelque part, sa mémoire ne la trompait jamais. Mais ça n’avait pas été longtemps, et c’était de nombreuses années auparavant. Les yeux n’oubliaient pas, jamais. Elle consulta sa base de données, incapable de trouver quoi que ce soit sur celle qui marchait devant elle, à quelques centaines de mètres de là. La Sentinelle ne laissait rien passer. Si la Petite continuait dans cette direction, elle tomberait bientôt sur la Ville. Mais la Sentinelle était là pour prévenir cet évènement d’arriver. Cette dernière s’accroupit, se colla au sol, ses longues oreilles au niveau de ses genoux. Elle attendit un battement de coeur, deux, puis sauta.
S’envola.
Twee, toujours sur le haut des gratte-ciels pour pourvoir contempler la ville, se dirigeait plein sud. Elle ne savait pas où ce chemin menait, elle savait juste que si elle allait tout droit elle avait de fortes chances de tomber sur ce peuple qu’était la Communauté. Et que ce dernier la contacterait sûrement avant qu’elle n’arrive trop proche. Elle ne croyait pas si bien dire : elle sentit quelque chose la frôler, eut un mouvement de réflexe vers l’arrière, sursauta et se jeta à terre, roulant, se relevant. Elle avait été désordonnée, incapable de voir son adversaire, incapable de se rendre compte de la situation. Elle chercha vainement autour d’elle, toujours incapable de voir. Elle se mit lentement en position de défense, tentant de calmer sa peur. Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait, mais c’était dangereux pour elle car elle était même incapable de suivre les mouvements de son ennemi.
Elle porta ses mains sur sa tête, incapable de supporter plus avant cette menace invisible sans répliquer, et étira ses bras violemment, au hasard. Elle toucha quelque chose de mou, et soudain devant elle apparut quelque chose. Une chose qu’elle n’avait jamais vu auparavant. C’était un être humanoïde, au tout du moins bipède. Fin, avec des jambes ressemblant à des pattes de criquets, l’être possédait de longues oreilles qui s’étiraient loin derrière son crâne. De longues dreadlocks prenaient naissance au niveau de son crâne et descendaient le long de son dos, jusqu’au niveau de ses reins. Des centaines de perles colorées ornaient cette chevelure farfelue, cliquetant doucement à chacun de ses mouvements. L’être possédait un visage légèrement aplati, félin, et sa peau était recouverte d’un doux velours qui se transformait, au niveau de son cours, en une fourrure rase qui semblait aussi douce au toucher qu’à voir. Son corps était recouvert d’une combinaison de cuir ajustée assez courte, lui permettant une grande liberté de mouvement, et possédait de nombreuses poches. Dans l’une d’elle, Twee put apercevoir une longue arme qui ressemblait aux épées qu’avalait parfois Thaniel durant ses représentations. Elle fut surprise par la longue queue qui battait violemment l’air derrière elle. Elle, car Twee s’en rendait compte maintenant, l’être était une femelle c’était indiscutable. Mais outre son allure étrange et sa grande taille, elle avait un quelque chose de différent. L’être en lui-même était impressionnant il est vrai, mais ce n’était pas ce qui marquait le plus chez lui. En effet, lorsqu’on posait son regard dans le sien, on plongeait dans un lac de diamants purs. Blancs, ses yeux étaient deux gouffres de lait. Twee eut un mouvement de recul. Qui était cette personne ? Pouvait-elle vraiment voir ? Pouvait-elle observer ses mouvements, à cet instant même, ce qu’elle faisait ? La Jeune Fille recula d’un pas encore, avant que la chose ne se mette à parler d’une voix douce et pure, roulant les r. Exactement la voix qu’aurait donné Twee à un chat si elle aurait pu choisir.
« Petite, pourquoi es-tu venue jusqu’ici ? Si tu souhaites continuer ton voyage, je te somme de répondre à mon énigme. »
Une énigme ? Alors, une énigme était la clé de l’entrée dans la Communauté ? C’était risible. Si c’avait été elle, elle aurait placé de nombreux gardes à chaque coins de la ville, leur aurait assigné la tâche de retenir quiconque s’approchait, et se aurait forcé tous les intrus à dire ce qu’ils souhaitaient faire ici et à prendre des mesure en conséquence. Malgré tout, cette idée d’énigme lui offrait l’occasion de peut être en découvrir plus sur ce mystère, et ce sans verser une seule goutte de sang ni servir de monnaie d’échange ou de quelconque autre chose. D’ailleurs, elle doutait être de taille à ne serait-ce que toucher une seconde fois ce personnage étrange. Cette femelle était vive, bien plus qu’elle en tout cas. Plus rapide. Plus forte, sûrement. Et aussi plus réactive. Twee resta quelques secondes silencieuse, alors que l’être la fixait, avant de prendre la parole à son tour :
« Je souhaite entrer en contact avec la Communauté. Avec les A. Pose ton énigme, je n’ai pas de temps à perdre en de telles futilités. »
L’être qui se trouvait en face d’elle plaqua ses longues oreilles sur son crâne, agacé. Ses yeux de diamant se plissèrent, et la femelle délia ses bras puissants qu’elle avait croisé, pour montrer ses paumes ouvertes. Les ongles étaient des griffes longues et fines, semblables à des aiguilles, et le pouce était légèrement différent de celui d’une main humain. Elle pouvait sûrement, au vu de la forme de ses hanches, courir sur quatre pattes au lieu de deux, mais devait avoir des problèmes pour saisir les objets les plus volumineux ou dont la forme n’était pas très adaptée, et donc à manier certaines armes. L’être avait un air noble et vif à la fois.
« L’énigme est obligatoire, la raison facultative : seuls les fous se risquent là où ils ne doivent pas aller. Voici donc ma question : Je vis dans vos souvenirs et le futur se bâtit sur l’expérience que vous aurez acquise durant celui-ci. Il fait mal, il vous brise, mais il est immuable. Qui est-il ? »
Twee fut désarçonnée par la forme que prenait la question. C’était ça, une énigme ? Un tas de mots étranges sans queue ni tête, grâce auxquels on devait trouver un mot spécifique ? Pour elle, ça n’avait aucun sens. Elle laissa doucement la phrase tourner dans son esprit, ré-écoutant chaque phrase en pensée. Je vis dans vos souvenirs... Sa mère vivait dans ses souvenirs, mais la créature en face d’elle devait être bien loin de connaître sa mère. le futur se bâtit sur l'expérience acquise durant celui-ci. L’entrainement ? Le travail ? Elle n’aimait pas les énigmes. C’était trop étrange. Elle qui pensait s’en sortir sans problèmes... Visiblement, elle s’était trompée. Il fait mal, il vous brise. La douleur fait mal, mais c’était un féminin, et elle ne doutait pas que les pronoms avaient de l’importance. Le couteau fait mal. Le rejet. Le sentiment, souvent. Le bannissement ? Ca n’avait aucun sens ! Il est immuable. Qui est immuable ? Le temps est immuable. Le temps ! Le temps vit dans les souvenirs, le futur se bâtit sur l’expérience acquise dans le temps, le temps fait vieillir, brise, est immuable. Twee ouvrit la bouche en grand et laissa une graine de malice se glisser dans ses yeux. Elle lâcha la première syllabe avant de refermer la bouche précipitamment. Non. Non, ce n’était pas ça ! C’était presque ça. Mais ça n’était pas ça. C’était trop bancal. Une devinette devait être parfaite, ou ce n’en était pas une. La Jeune Fille se mordit les lèvres.
« Time’s up ! Donne ta réponse. »
Twee avala sa salive. Elle ne savait pas même ce qu’elle risquait. Pas sa vie, n’est-ce pas ? Elle n’allait pas oser la tuer. C’était impossible. Elle qui n’avait pas même l’âge d’être considéré par les autres comme une adulte, la tueraient-ils pour ça ? C’était une énigme, une simple énigme ! Elle leva de grands yeux sur la femelle en face d’elle. Cette dernière était impassible, et répéta :
« Ta réponse, petite. Dernier avertissement. »
Dans ses yeux d’argent, la Jeune Fille ne voyait rien d’autre qu’une sombre détermination. Elle n’avait aucun doute quand au fait que cette dernière pouvait la tuer et la laisser là sans ressentir le moindre remord. Elle leva un bras, rentra la tête dans les épaules, ouvrit la bouche.
« Euh, le, euh... »
Etait-ce la première fois qu’elle balbutiait ainsi ? Peut être. En tout cas, elle s’était rarement retrouvé sous la pression, ainsi, dans la peur et dans l’expectation. Elle allait jeter le mot temps, histoire de ne pas mourir bêtement sans même avoir tenté ce que, de toute façon, elle savait être faux, quand un hurlement retentit et les figèrent.
« POULE AU POOOOOOOOOT ! »
Reconnaissant visiblement la voix qui avait retenti, la femelle cracha sur le sol, saisissant son épée et, sans en enlever la gaine, la brandit face à ce qui semblait être le vide. Un éclat d’argent sembla éclater juste devant les yeux de Twee qui se laissa péniblement tomber sur son séant. Elle ne comprenait rien. Qu’était un poulopeau ? Un petit Poulope ? C’était un animal ? Ou alors le nom de la femelle ? Quand à ce dernier point, elle avait de sérieux doutes. La jeune Fille aperçut alors vaguement la présence d’une troisième personne. Celle-ci était un jeune garçon qui devait peut être avoir son âge, des cheveux bruns clairs avec des reflets roux, et une tunique d’un bleu presque uniforme. Mais elle n’eut pas le temps de l’observer plus avant, car il avait dans les mains deux sabres légers finement recourbés en leur bout, qu’il maniait avec une précise minutie dans un jeu de danse et de mort. Il frappait, reculait d’un pas, avec des mouvements si rapides qu’ils en paraissaient flous. Mais le plus impressionnant restait encore le jeu de la femelle. Cette dernière, véritable danseuse, esquivait la plupart des coups et les rendait au double, le mettant facilement en difficulté. Lui aussi, elle le surclassait totalement, il aurait du le savoir. Et il s’en rendait compte : d’un hurlement tout à fait inapproprié, il revint à la charge :
« BOUCHEE A LA REIIIIIINE ! »
Ca n’avait ni queue ni tête. Sur son visage était plaqué une expression qui oscillait entre une joie sauvage et une rage démoniaque. Twee retint son souffle. Se battaient-ils vraiment ? L’être auquel elle n’avait pas pu donner de nom n’avait pas eu encore l’occasion ou la volonté de sortir son arme de son fourreau, et se battait à lames contre bois, de plus il n’avait qu’une seule arme. Malgré ça, il était évident que la femelle gagnait ce combat haut la main. C’était comme une représentation, de nouveau, une sombre plaisanterie. Twee n’osait pas bouger, pour ne pas se faire remarquer. Qui savait, ils allaient peut être finir par s’embrocher mutuellement ? Ce fut à cet instant qu’elle se rendit compte que, malgré son entrainement intensif, malgré tout ses efforts passifs en ces quelques années, elle n’avait absolument pas leur niveau, pas même celui du plus jeune qui ne devait pourtant pas être plus grand qu’elle. Cette constatation, d’être bien plus faible que les autres, la frustra. Terriblement. C’était comme une histoire d’honneur bafoué. Elle grinça des dents. Mais elle n’osait toujours pas se relever. Non. Laissons les finir. Elle recula doucement, glissant sur le dur sol de ciment. Elle ne savait pas comment elle allait faire, mais vu l’intérêt qu’ils lui portaient, elle pouvait essayer de s’enfuir. Elle allait s’accroupir pour s’enfuir à toute jambes, quand un troisième cri retentit. Celui là, elle ne le comprit pas, et fixa son attention sur la scène. Pâlit. Le gamin hurlait à s’en déchirer les cordes vocales et tenait son flanc. Il tomba sur les genoux. Twee hésitait. C’était comme un film de cinéma cassé, rayé. Elle ne pouvait pas l’abandonner là... Mais elle ne souhaitait pas mourir à son tour ! Son aide ne lui apporterait sûrement rien du tout, au vu de sa faiblesse, et elle risquait simplement de mourir pour rien. Cependant elle ne pouvait quand même pas partir ainsi, tel un voleur... Peut être ce gamin était-il vraiment un allié ? Mais dans ce cas, pourquoi la sauver ? Elle s’approcha de quelques pas de ce qu’elle pensait être un enfant au bord de la mort. Ce dernier ne présentait aucune traces de sang, mais Twee savait parfaitement que ça ne voulait rien dire. Elle avait vu des vieux mourir d’un simple rhume, ou sa mère tuer des lapins rien qu’en appuyant doucement sur une partie de leur cou : peut être était-il vraiment en train de mourir. Mais si c’était le cas, alors, elle ferait mieux de s’enfuir : elle ne pourrait lui apporter aucune aide et risquait sa peau pour rien. De plus, elle n’avait jamais demandé d’aide ! Il s’était jeté dans la gueule du loup seul, comme un imbécile ! Elle recula de quelques pas de nouveau, sous l’oeil argenté attentif de la femelle. Cette dernière avait un fin sourire mauvais, comme si elle se délectait des cris du jeune humain. Twee sentit dans son regard qui semblait aveugle la promesse d’une mort certaine et douloureuse : elle tourna les talons et voulut s’enfuir. Mais, dans sa précipitation, elle heurta un bloc démis, glissa, et ne réussit pas à rétablir son équilibre. Elle aperçut le bord de l’immeuble s’approcher en un éclair, essaya de se raccrocher quelque part.
Tomba.
Elle n’eut même pas le temps d’avoir la sensation de tomber : une main puissante attrapa le col épais de son manteau rouge et la ramena vers le haut. Cette main griffue la déposa à terre, le regard plus courroucé qu’autre chose. Comme si elle avait fait une erreur. Les hurlements avaient fini par décroitre, et s’étaient tus. Twee essaya de se dégager faiblement, choquée par ce qui avait failli lui arriver. Ici, pour la première fois depuis des années dans sa vie gouvernée par la commodité et l’habitude, elle était redevenue une enfant. Une enfant qui avait peur, seule, perdue, alors qu’elle voyait la mort s’approcher d’elle et se pencher sur elle. Twee chercha vainement à délier les doigts roux et noirs, sans y arriver. Elle n’avait aucune force. Ou alors sa force ne signifiait rien face à l’être en face d’elle. Peut être venait-elle d’un autre monde ? D’une étoile ? Elle ne semblait pas très humaine. Ses yeux vides étaient effrayants.
« Tu n’as pas vraiment passé le test, Petite. Tu me déçois beaucoup. J’espérais beaucoup de toi. »
Elle relâcha Twee qui s’écroula au sol. C’est à ce moment qu’elle se dit qu’il allait falloir arrêter de considérer cette être comme une simple femelle ou une espèce étrange. Elle était intelligente, terriblement intelligente : c’était possible de le voir rien qu’en écoutant le peu de mots qu’elle avait dit depuis leur rencontre. Twee se releva vivement à moitié, essayant d’apercevoir le petit garçon au loin. Ce dernier était assis sur son derrière et la fixait en lui tirant la langue, un peu courroucé.
Il était vivant. En bonne santé. Se moquait d’elle. Et avait même le temps de faire des grimaces.
« Hey, Tad ! Taddy !
- Ne m’appelle pas Taddy.
- Elle a l’air sympa la nouvelle !
- Elle t’a quand même laissé crever, j’te signale.
- Ouais mais elle est toute mignonne dans son manteau rouge ! Et puis, y’a...
- Tais toi donc ! Aide la à se relever, et conduit là chez nous.
- Chef, oui Chef Tad ! »
Tad. Elle s’appelait Tad. Elle avait un nom, une histoire sûrement. Twee ne comprit qu’une seule chose : tout ceci n’avait été qu’une pièce de théâtre pour juger de ses réactions, de la façon dont elle allait réagir. Elle dut s’avouer qu’elle n’y avait pas pensé le moins du monde. Elle se sentit stupide. C’était pourtant logique, maintenant qu’elle y pensait : c’était la meilleure façon de juger quelqu’un que de le mettre en présence d’une surprise. Cependant, elle était très énervée, quelque part, que l’on se moque d’elle ainsi. Et puis, elle s’était sentie si... Incapable ! Même si ce n’était qu’un jeu, elle n’aurait rien pu faire s’ils l’avaient attaqué véritablement. Et c’était ça, surtout, qui la mettait en colère. Ce sentiment d’impuissance face au danger. Le gamin, celui qui bougeait avec tant d’aisance, si rapide et si vif, mais qui pourtant jamais ne perçait la garde de chef Tad, s’approcha de quelques pas, fit la roue, atterrit sur ses pieds à la façon d’un équilibriste. Il lui tira la langue, pencha la tête sur le côté, sourit.
« Alors Twee, ça va ? »
Twee. Il connaissait son nom. Que connaissait-il d’autre ? Pourquoi la connaissait-il ? Elle ne l’avait jamais vu, elle en était sûre. Alors pourquoi en savait-il autant ? Etait-elle aussi... Connue ? Avait-elle une quelconque importance ? Elle fronça les sourcils :
« Comment connais tu mon nom ? Qui es tu ?
- Oh, moi ? C’est Siam. Et puis, ton nom, j’le connais bien : Leid parle toujours de toi ! Et comme je traine toujours avec lui, après tout c’est le meilleur d’entre nous, ehben c’est moi qui en sais le plus sur toi ! Et puis, tu sais, t’es la seule à être encore neutre hein. Alors tu attires toute l’attention !
- Toute l’attention ? Neutre ?
- Bien sûr ! Tu as du potentiel, tout le monde veut te récupérer. Tu pourrais beaucoup nous aider ! Tu bouges bien, même si t’as pas trop l’habitude de te battre, ça se voit. Et puis, il paraît que t’es pas trop bête. C’est le tout, qui est important : on a pas besoin de quelqu’un sans cervelle !
- SIAM ! VIENS LA ! »
C’était Tad. Elle semblait furieuse. En fait, elle avait souvent l’air furieuse : ça devait être dans sa nature. Cette mauvaise humeur, tout ça. Pourtant, elle n’avait pas l’air méchante. Ni de la tenir en haute estime. Siam hurla une réponse et lui fit un signe de main, repartant vers ce qui devait être le camp. Twee lui retint l’épaule en piaillant :
« Attends ! C’est quoi un poulopeau ? Et des bouchalaraine ?
- Hein ? AH ! De la poule au pot et des bouchées à la reine ? C’est des plats, chauds ! T’en a jamais mangé ? On a un cuisinier, faudrait que tu viennes. Tad t’a ignoré, tu peux venir si tu veux !
- SIAM ! C’EST LA DERNIERE FOIS !
- Oups, j’dois y aller. Dépêche toi si tu veux venir, t’es pas rapide ! »
Elle grimaça, mais ne put pas réfuter. Ils étaient bien plus rapides qu’elle. Elle hésita quelques temps, mais la curiosité était plus forte. Et puis, il connaissait Leid ! Ce qu’elle avait pensé était juste : il faisait partie de la Communauté. Si c’était la communauté. Elle les voyait déjà disparaître, alors elle se hâta et commença à les suivre. A une vitesse moyenne, tout d’abord, puis lorsqu’elle se rendit compte qu’elle ne pourrait pas maintenir le rythme, comme une folle. Vite, plus vite, si elle ne voulait pas les perdre. Elle vit s’approcher le rebord du toit sur lequel ils se trouvaient. Devant elle, le vide allait bientôt s’étaler : ils allaient bien devoir ralentir ! Elle raccourcit ses foulées, mais devant elle les silhouettes se jetèrent dans le vide. Comme des fous. Des fous qui savaient voler. Car, en effet, d’un bond magistral ils se retrouvèrent de l’autre côté. C’était impossible. Tout était impossible. Même au cirque, elle n’avait jamais vu ça. Elle n’aurait jamais pensé cela possible. Mais, à bien y penser, elle n’aurait jamais cru possible le fait de monter à un foulard ou des rouler sur un fil grâce à un monocycle. Alors, peut être qu’elle pouvait de nouveau repousser les limites qu’elle s’était fixé, ou qu’elle avait cru avoir ? Il n’y avait qu’une seule façon d’être sûre. Elle accéléra de nouveau, ses muscles chauffant, le vent battant sa course : elle allait faire pareil. Se jeter dans le vide. Arriver au bout. Ses pieds touchèrent le rebord, elle leva les genoux, se jeta vers le haut.
S’envola.
C’était magique : le ciel bleu parcouru de quelques nuages semblait à portée de main, la terre s’éloignait, semblait vouloir la laisser partir... Jusqu’à ce qu’elle arrive à la fin de la moitié de sa parabole : alors, elle commença à redescendre. Sauf que le second rebord était encore grandement loin. Et qu’elle ne l’atteindrait jamais. Elle se sentit tomber, attirée vers le sol, et la peur se fit au fond d’elle. Elle grandit, lui remonta le long de la colonne vertébrale, se sentit glacée. Elle allait tomber, mourir. Soudain, cette mort qu’elle avait ignoré durant de longues années, qui mine de rien n’avait plus fait partie de sa vie, revenait. Au pire moment. Et elle en avait peur. Elle était morte de peur. Ses yeux s’ouvrirent grand, ses mouvements se firent plus désordonnés, puis elle sentit un grand choc et se retrouva projetée vers le haut de nouveau. Les yeux grand ouvert, elle savait qu’elle ne venait pas de s’écraser au sol, de plus elle était encore bien trop haut... Elle se retrouva juste sur le bâtiment qu’elle cherchait à atteindre. Puis Tad la lâcha et elle tomba au sol. Elle aurait voulu pouvoir se relever, la regarder dans les yeux, s’excuser et la remercier. Mais ses jambes tremblaient trop. Alors elle resta assise sur le sol, les mains plaquées sur le bitume. Tad la fixa et Twee crut déceler dans ses yeux une pointe de respect.
« Au moins, tu as le courage, à défaut d’avoir la compassion. Allez, on t’embarque. »
Elle se sentit de nouveau soulevée, et ne cherche même pas à se débattre. Elle était patraque. Elle aurait du pouvoir atteindre l’autre bout, non ? Pourquoi en étaient-ils capable et pas elle ? Etait-ce une question d’entrainement, ou était-ce... Autre chose ? Avant même qu’elle n’ait réussi à reprendre ses esprits, elle se sentit emportée. Rapidement, un vertige la saisit, et elle se força à fermer les yeux, entourant sa tête de ses bras. C’était comme si le voyage durait à la fois une éternité et une fraction de seconde. Dans tous les cas, c’était plus que déroutant. La jeune fille se sentit de nouveau lâchée au sol. Elle s’écroula sur le bitume, tel un tas de chair inerte.
« Twee ! Twee, ça va ? »
Leid. C’était Leid. Alors, il savait ? Il était au courant de tout ? Tout le monde était au courant de tout ce qu’elle faisait, elle était épiée, suivie, traquée ? Ne pouvait-elle rien faire de sa propre volonté ? Non, il fallait toujours qu’elle reste au cirque, puis après elle avait eu le droit de savoir, elle avait eu le droit de sortir, elle avait eu le droit de passer le test. Comme si, peu à peu, on lui jetait des miettes de liberté pour lui faire croire qu’elle faisait ce qu’elle voulait. Alors qu’elle se contentait de danser sur le papier à musique qu’ils écrivaient de leurs actes et gestes. Elle avala sa salive, sa tête tournait. C’était assez douloureux, comme si on l’avait passé dans un rouleau compresseur avant de la jeter du haut d’un immeuble, mais qu’elle n’en avait reçu aucune blessures, juste l’étourdissement. Leid était maintenant auprès d’elle, lui tenant l’épaule, soucieux. Elle l’avait rarement vu ainsi. Comme si elle venait d’effectuer quelque chose de particulièrement important.
« Twee ! Réponds moi. Ca va ?
- Oui... Oui, je crois.
- J’ai cru qu’ils ne te ramèneraient jamais...
- Ah. C’est un spectacle, en plus ?
- Non... Non ! Pourquoi donc ? »
Twee ne répondit pas. Elle ne répondait jamais. A quoi bon, après tout, lui dire ce qu’elle pensait ? Ils ne seraient pas d’accord, lui incapable de comprendre ce qu’elle voulait, elle incapable de comprendre pourquoi on lui infligeait ça. Et cela mènerait à une discussion stérile où, tous les deux plus butés que des ânes morts, aucun ne voudrait lâcher prise. Et ils retourneraient chacun dans leur mutisme en ayant, en plus, une pointe de respect en moins pour l’autre. Parce que l’idée ne leur plaisait pas qu’ils puissent avoir tort. Alors, Twee ne dit rien et laissa couler. Tant qu’ils pouvaient encore la contrôler ainsi, qu’ils en profitent, car elle trouverait bien assez d’informations pour devenir, de nouveau, autonome.
« Twee... Bienvenue dans la Communauté !
- Pardon ?
- Tu as passé le test, tu es un visiteur du premier rang en cette cité souterraine.
- Et si je ne le souhaite pas ?
- ... Twee, il y a des moments où je ne te comprends pas. Ce n’était pas ce que tu souhaitais, découvrir la Communauté, la cité dans la cité ?
- Une cité ?
- Bien sûr ! Viens t’amuser ! »
Une cité. Alors elle était dans son petit cirque, tranquillement, alors qu’autour d’elle vivait tout un monde. Le cirque, l’enfermait-il ou le protégeait-il ? Elle n’avait pas encore décidé. Sa vision se stabilisa légèrement. Elle pouvait maintenant voir clairement les alentours, assez pour se rendre compte de l’architecture apparente, et surtout de la masse de personnes qui l’entouraient. Oh, il n’y en avait pas des milliers, mais plus que sur la route, et plus encore qu’au cirque. Et ça, c’était totalement nouveau pour la Jeune Fille au manteau rouge. Et puis, ils étaient si différents ! Pas uniquement au niveau de leur habillage, mais aussi de la couleur de leur peau, de leurs yeux... Ils étaient tous uniques. Ici, pas des cinq soeur étoiles, pas d’Equilibriste, pas de rôles bien définis, non. Ici, chacun possédait un nom, un surnom, chacun était soi. C’était étrange, dit comme ça. Mais, par exemple, elle sentait qu’elle ne pourrait jamais connaître tout le monde, ici, et que tout le monde ne la connaîtrait pas : c’était nouveau. Et ça avait quelque chose de rafraîchissant. Au dessus d’elle, le ciel s’ouvrait, clair et bleu, mais n’était qu’un carré de petite taille : des deux côtés de la rue s’élevaient de longs, longs immeubles d’un rouge ocre percés de plantes qui semblaient domestiquées. Non pas colorées ou gigantesques comme les arbres entourant le cirque, leurs formes élancées étaient subtilement enroulées autour de différentes colonnes, parfois éclatées. Partout, des mécanismes que l’on n’avait pas pris la peine de recouvrir tournaient, les entrailles visibles, boulons et rouages bougeant à un rythme très régulier. Si elle laissait descendre son regard, elle tombait sur la rue elle même : parcourue par plusieurs groupes de personnes, ainsi que par des silhouettes solitaires, Twee eut la chance d’apercevoir sa première voiture. Cette dernière, angulaire, faisait un bruit monstre et avançait aussi vite qu’une personne courant, mais la famille installée à l’intérieur regardait le paysage avec une passivité étrange. Cette chose avançait toute seule. Personne pour la pousser, pour la tirer, aucun mécanisme qu’elle ne pouvait reconnaître...
Twee se releva, voulut s’approcher, mais déjà elle avait disparu au coin d’une autre rue, frôlant le trottoir et manquant de se renverser sur les hurlement d’un groupe de gosses. Ils étaient beaucoup. Sa mère s’était-elle trompé ? Elle n’avait sûrement jamais entendu parler de cette ville. Ni de l’autre. Pourquoi, sinon, aurait-elle choisi de rester sur la route, seule, perdue ? Twee les regarda rire. Ils devaient avoir son âge : certains étaient plus vieux encore, et pourtant ils riaient. Ils étaient heureux d’être ici. C’était chez eux, ils avaient une maison, de quoi survivre, des voisins, une famille... Un gamin en frappa un autre, sûrement à cause d’une querelle à propos d’un jouet : les autres, au lieu de répliquer, lui tournèrent le dos et l’isolèrent. Twee trouva ça sectaire, le gamin étant obligé de se plier face aux autres, mais très vite ils se rassemblèrent et se remirent à s’amuser. Comme si rien ne s’était passé. La société se régulait d’elle même. Elle se demanda si le système marchait aussi chez des personnes plus âgées, ou si les frictions étaient plus importantes que la vie en communauté. Elle avança de quelques pas, faillit marcher sur la queue d’un chien qui jappa et s’éloigna. Elle en fut fort surprise :
« Vous les laissez rester en ville ? Vous ne les mangez pas ?
- Les manger ? Bien sûr que non ! Ce sont des animaux de compagnie : nous les nourrissons et en échange ils nous protègent.
- ... C’est étrange. Que mangez vous alors ?
- Des légumes, de la viande...
- Comme au cirque ?
- Mieux. »
Elle était bavarde. Mais ce monde l’intriguait. Il était tellement nouveau par rapport à tout ce qu’elle avait connu, de nouveau ! Ici, il fallait avoir de l’argent pour survivre. Survivre n’était pas cher, lui expliqua Leid, mais si on voulait vivre, il fallait travailler, et intensément parfois. Elle n’arrivait pas à bien comprendre le concept de l’argent. Etait-ce impossible de se baser sur un système de troc, de services ? Ou de vivre tous ensemble, comme au cirque ? Lied lui expliquait alors qu’il devait y avoir plus de mille personnes à vivre ici et qu’il était impossible de faire comme au cirque, qui était vraiment un système particulier. Elle resta sceptique. Après tout, pourquoi pas ? Leid lui expliqua qu’elle comprendrait bien vite lorsqu’elle les verrait s’engueuler. Il eut un petit rire. Il était tellement plus décontracté ici ! Comme si, enfin, il était chez lui. Comme si au cirque, ce n’était qu’un lieu de travail. Et c’était peut être le cas. Elle se rendit compte qu’elle ne le connaissait pas. Qu’elle ne l’avait jamais connu. Peut être ne l’appréciait-il même pas, mais que se rapprocher d’elle n’était qu’un job comme un autre. Cette pensée aurait dû la terrifier, étant donné que Leid était la personne qui avait été la plus proche d’elle durant ces dernières années, mais étonnamment elle n’en ressentit rien. Elle appréciait Leid, mais il n’avait jamais rien eu d’elle. Rien d’autre que des paroles innocentes, des discussions sans queue ni tête. Quelques paroles soufflées ici ou là. Il était même possible que, arrivée dans cette ville, elle avait plus discuté avec lui que pendant quatre ans. Et visiblement, il l’encourageait. Et, surtout, il lui demandait son avis. Si cette ville lui plaisait. Si elle n’aimerait pas avoir une chambre, ici. Une maison. Une maison ! Pas une roulotte, pas une simple pièce, une maison ! La place ne manquait pas, depuis le retournement, et il était simple de loger si peu de personnes. Si peu ? Oui, car avant, les villes étaient bien plus remplies. Ce qui semblait à Twee être la plus grande ville qu’il n’ait jamais existé, la chose la plus immense possible, n’était en fait qu’une ville fantôme remplie par un village. Elle frissonna à l’idée de ce qu’avait pu être le monde, avant. Leid lui expliqua qu’ils n’étaient en fait que dans un petit quartier de la ville, et que le cirque tenait sur une unique place principale, mais qu’avant tous les bâtiments étaient occupés, toute la journée, quelque soit le temps, l’heure. Et que, jusque tard le soir, les rues étaient encombrées par des centaines de personnes et de voitures. Ces dernières, l’apprit Twee, étaient alors aussi nombreuses et courantes que les rats maintenant. Mais la plupart avaient été utilisées, jusqu’à plus fuel, pour fuir les villes et retourner en campagne. On en croisait encore, recouvertes de feuilles et les pneus crevés, mais jamais elle n’aurait imaginé que ces machines servaient à se déplacer vite et sans efforts. Elle les aurait plutôt vu comme... Comme rien du tout, en fait, elle ne s’était jamais inquiété de leurs fonctions. Et ça lui allait parfaitement. Cependant, l’idée lui plaisait. Moins, par contre, le nuage de fumée qui s’élevait derrière. Et puis, la voiture qu’elle avait vu rouler, plus tôt, était bien différente de elles qu’elle avait croisé jusqu’ici et inusitées. Leid se colla de nouveau aux explications : les abandonnées demandaient des connaissances techniques et technologiques aujourd’hui oubliées ou incapables d’être mise en oeuvre... Sauf pour l’Organisation. Mais c’était une autre histoire. La curiosité de Twee fut piquée au vif, mais elle posa autant de questions qu’elle put : il ne lui répondit pas. L’Organisation semblait être un sujet sensible. Visiblement, si elle voulait en savoir plus, elle allait devoir être rusée, et ne surtout pas en parler devant les mauvaises personnes. Le Magicien faisait partie de ces mauvaises personnes. D’ailleurs, il ne devait être au courant de rien de ce qu’elle allait faire ici ; car elle avait bien l’intention de rester quelques temps.
Twee regarda autour d’elle. Tad et Siam avaient disparu sans qu’elle ne s’en rende compte, mais ça n’avait pas du être bien compliqué, tant elle était dans les nuages. Elle se dirigea vers les trottoirs, regarda les vitrines : de grandes baies transparentes qui laissaient voir de nombreux articles, avec des chiffres marqués sur des pastilles jaune dessus. C’était donc les prix. Elle ne savait pas du tout à quoi ça correspondait. En fait, elle soupçonnait ces derniers d’être une grande mascarade, un jeu, étant donné que tout le monde avait pu se procurer une somme considérable au retournement grâce à l’absence de la plupart des êtres humains. Cependant, ça formait un système à peu près équilibré où tout le monde trouvait son compte, au moins un peu. Ici, une boutique de bijoux attirait son attention, tous d’or et de cuivre, de bronze et d’argent, avec quelques pierres. Là, une boutique de nécessités, des boîtes de conserve en fer blanc, des denrées encore comestibles après de longues années, comme le miel. Leid se remit de bon coeur aux explications, presque jovial, si jovial que c’en était étrange : tout ces objets étaient, pour la plupart, trouvés dans les décombres après de longues heures de recherche. Leur prix était honnête, étant donné que chacun prenant le temps de chercher pouvait les trouver (sauf pour certaines petites pièces très recherchées), mais malgré tout la plupart des gens achetaient. Parce qu’ils n’avaient pas envie de passer plusieurs heures à l’extérieur de la cité pour trouver. Elle crut, à un moment, apercevoir le reflet de Tad dans la vitre, mais le temps qu’elle se retourne, elle avait disparu. Fruit d’une illusion de son esprit, ou réalité ? Elle penchait plutôt pour la seconde solution, presque sûre d’être surveillée et Tad étant la personne la plus vive qu’elle n’ait jamais vu. Les badauds tout autour d’elle étaient étranges. Ils avançaient rapidement, la tête basse, pressés pour certains, alors que d’autres allaient la tête haute, l’air nonchalant. De grands habits qui leur descendait jusqu’au niveau du genoux, des chaînettes, des bijoux de bronze, des volants, le tout dans des tons pour la plupart bruns ou noirs, bien que quelques individus semblaient littéralement exploser de couleur. C’était une époque oubliée à l'intérieur d’une époque oubliée. Twee se régalait les yeux. Elle se dirigea plus avant dans la cité, laissant le flot de marcheurs la dépasser. Elle ne voulait pas se hâter, elle avait tout son temps après tout. Si elle ne rentrait pas au cirque, tout le monde s’apercevrait de son absence, mais personne ne lui en tiendrait rigueur. Il était même probable que tous les forains sachent déjà où elle était. Cette pensée la fit soupirer. Sûrement savaient-ils déjà aussi à quelle heure, à quelle date elle allait rentrer, alors qu’elle même n’en avait aucune idée. Cette pensée là lui tira un sourire amer. Cette sensation de liberté qu’elle avait eu durant de longues années, elle s’en rendait compte, n’était qu’une pâle illusion qu’on lui avait imposé.
Elle marchait doucement sur le trottoir, impressionnée par tout ce qu’elle voyait. Où qu’elle aille, ce n’était qu’une suite de nouveautés. Et tout était tellement impressionnant ! Leid la laissait faire ce qu’elle voulait. Elle se demanda si lorsqu’il était arrivé ici pour la première fois, il y avait quelqu’un pour l’accompagner et lui expliquer toutes ces choses. Pour lui raconter la vie telle qu’elle était avant, avant le retournement. Elle en doutait. Et puis, il n’avait peut être pas découvert cet endroit : il avait peut être aidé à le créer, ce qui rendait plus compréhensible encore le ton de fierté dans sa voix lorsqu’il parlait des habitants, des lieux, des rénovations, de la nature. Twee finit par s’arrêter. Il ne servait à rien de marcher ainsi, sans but. C’était intéressant, et elle appréciait énormément, mais elle ne perdait pas son but de vue. Elle voulait savoir, tout savoir. Le jeune homme la regarda, patient. Aimait-il vraiment son travail de baby-sitter ? Elle en doutait, malgré toute l’affection qu’elle lui portait.
« Leid, pourquoi m’avoir amené ici ? »
Il haussa les sourcils, sans se départir de son sourire.
« Hein ? Tu es arrivée ici seule, non ?
- Ne me prend pas pour une imbécile. Cet endroit existe depuis des années. Pourquoi maintenant ?
- ...
- Tu vas bien devoir me le dire un jour. Je préfèrerais que ce soit maintenant.
- ... »
Il ne répondait pas. Il ne voulait pas répondre. Il lâcha un long soupir avant de détourner le regard.
« Twee, tu es si compliquée. Ne pourrais tu pas seulement apprécier ce moment et laisser tout ça à plus tard ? N’apprécies tu pas la ville ? N’as tu pas envie d’en découvrir plus ? Faut-il vraiment que nous commencions à discuter maintenant ? Cette discussion te placera devant des choix que tu n’aimeras pas faire.
- Donc, il va me falloir faire des choix, des choix qui ne sont pas urgents, mais que je vais être obligée de faire ? Et si je refuse ?
- Twee, continuons.
- Non, Leid. Non. Je refuse. Que vas tu faire ? M’obliger à continuer à avancer et à apprécier cette découverte ?
- Twee. Tu es insupportable. Rappelle toi que ce fus ton choix. Tu ne seras peut être plus jamais en mesure de voir cette ville. »
Oh, c’était donc ça. Il aurait pu le dire plus tôt. Cependant, elle doutait qu’ils puissent lui interdire de venir. A moins de l’attacher. Et elle doutait que cette solution ne leur convienne, à tous. Elle vit donc Leid prendre la tête de leur petit groupe et se diriger vers un bâtiment bien particulier, le dos droit et les muscles visiblement noués. Ca y est, il était véritablement sérieux, cette fois. Twee en profita pour attraper les dernières miettes de rêve tant qu’elle le pouvait. Le chant des oiseaux, entrecoupé par le son des pistons se heurtant, le cliquettement des diverses pièces de métal, et les crissements dus à divers mécanismes qu’elle ne pourrait sûrement jamais comprendre, tous ces sons formaient une mélodie agréable à entendre, incompréhensible mais dégageant une certaine beauté, industrielle et sauvage à la fois. Et puis, Leid qui l’avait devancé de plusieurs mètres s’arrêta. Devant une porte. Froide. Austère. Mais plutôt anonyme, semblable aux autres. Ca n’était vraiment pas loin, ce n’était pas pour rien que Tad avait du la lâcher dans le coin. Avaient-ils aussi prédit qu’elle refuserait de visiter plus avant la Cité ? Cette pensée l’énerva encore plus. Ses mouvements pouvaient être tous aussi prévisibles les uns que les autres, elle détestait ça. Elle qui pensait pourtant être plutôt surprenante, de temps en temps... C’était comme s’ils savaient à l’avance ce qu’elle n’avait pas encore décidé. Leid ne prit pas même le temps de toquer : il clencha simplement avant d’entrer.
Twee découvrit alors pour la première fois l’intérieur d’une maison de la Cité. Cette dernière était parfaite en tout point et, par souci d’anonymat, semblable en tout point à celle de n’importe quel autre habitant de la ville. En effet, le quartier général était plutôt connu, mais c’était une façon de faire illusion. Une sorte de jeu, auquel ils se prenaient avec plaisir. L’entrée n’était qu’un grand couloir bordé de portes, toutes fermées sauf une, légèrement entrebâillée et de laquelle la Jeune Fille put apercevoir une sorte de cuisine. Enfin, elle supposa que c’était une cuisine, car à part dans certains livres Pré-retournements, elle n’en avait jamais vu. Le couloir était sombre, encombré de nombreux objets plus ou moins utiles, ainsi que de meubles couverts de breloques. La plupart bougeaient, animés pas le vent ou pas un mécanisme fait pour tourner en boucle en consommant le moins possible. Quelque part, un objet laissait échapper une douce musique. C’était comme un rêve dans lequel vous découvriez un endroit magique. Un rêve qui, à tout moment, frôlait le cauchemar, vous laissait les tempes battantes, mais sans que jamais rien n’arrive. La peur sans le danger. Elle trébucha, et manqua de tomber lorsque ses pieds se prirent dans une bobine de fils de cuivre qui trainaient sur le sol, et se rattrapa in extremis au bord d’une commode.
« Dépêche toi, maintenant. Et fais attention. »
Leid était plutôt de mauvaise humeur, cette fois. Elle l’avait souvent vu froid et distant, mais rarement acide. Elle ne répondit rien et se dépêcha de le rattraper. Ils arrivèrent devant une porte. Semblable aux autres. Indiscernable par rapport aux autres. Leid sortit une clé de sa poche et l’inséra dans la serrure, laissant entendre un petit cliquetis qui étonna Twee. Cette dernière n’avait jamais vraiment vu de clé, vu que les portes au cirque étaient maintenues fermées par le bon sens et non la force. Il l’ouvrit, produisant un petit crissement étonnant, et laissa voir une pièce austère, remplie de personnes. Il avança, entra, et se décala sur le côté en faisant une petite courbette, l’air sombre.
Twee entra, se retrouvant le centre de l’attention. Elle se composa une expression neutre, mais observa avec une curiosité bien cachée les personnes l’entourant. Il y avait Tad, debout dans un coin, sentinelle, mais surtout de nombreuses personnes du cirque qu’elle connaissait bien. A eux s’ajoutaient de nombreuses personnes dont elle n’avait jamais vu le visage, ou alors une fois au cirque par hasard, à une représentation, ou se hâtant dans l’allée, comme une personne découvrant et fuyant l’endroit. Il y avait ceux qui aimaient le cirque, et ceux qui le détestaient, mais on ne pouvait pas ignorer Mad Circus. C’était impossible, c’était trop hors de l’ordinaire. Elle s’amusa à déchiffrer les visages l’entourant. Il y avait là Matie, la vieille aux bougies qui l’observait d’un oeil suspicieux, les deux jumeaux, deux des danseuses en tête de numéro, un équilibriste, deux clowns... Il devait y avoir un dixième du cirque. Et elle soupçonnait que la moitié de celui ci était composé de personnes de la Communauté. Et que l’autre moitié devait être de l’Organisation. Il y avait aussi Owen-Loyal, posé dans un coin, le regard neutre. Ce dernier était le numéro un, elle doutait qu’il ait un parti bien défini. Elle doutait que le cirque ait pu survivre aussi longtemps avec quelqu’un dont l’esprit n’était pas froid et juste à sa tête, avec autour de lui tant de haine et d’animosité. Un moment, elle eut du respect pour lui. Mais avoir du respect pour quelqu’un sans même le connaître vraiment n’était pas vraiment dans sa nature, alors ce ne fut qu’une étincelle furtive. Jusqu’à ce qu’elle se rappelle que toutes ces personnes connaissaient la situation, et ne lui avaient jamais rien dit. Savaient ce qu’il en retournait et jamais, au grand jamais, n’avaient même fait allusion à sa capture dorée. Elle se demandait même de ce que sa présence avait d’important à leurs yeux : elle n’était qu’une gamine au manteau rouge, après tout. Des murmures se faisaient de plus en plus entendre alors qu’elle s’avançait d’un pas. Tous y allaient de leur commentaire, certains appréciant sa venue, d’autres moins. Certains, même, se moquaient ouvertement d’elle et de son bas âge. Comme si elle avait choisi d’être ici. Elle tenta de garder une attitude neutre, mais n’était pas sûre d’y parvenir.
« Twee, petite. Nous sommes tous très heureux de te voir ici en ce début d’après midi. Tu connais la plupart des personnes présentes, et les autres sont des amis. Les amis de mes amis sont mes amis, n’est-ce pas ? »
C’était dégoulinant. La personne qui parlait ne la connaissait pas, ça se voyait. Le Magicien lui jeta un regard pincé : il prévoyait déjà sa réponse acide et mordante. Cependant, Twee ne répondit rien. Qu’il parle, et parle encore, épuise ses arguments et n’ait plus rien pour contre-attaquer quand elle verserait le premier sang, juste après. Oui, c’est ça, danse devant moi en essayant de m’atteindre, que je t’analyse pour mieux t’écraser...
« Tu n’as rien à craindre ici. Tu as pu jeter un coup d’oeil à la cité, n’est-ce pas ? Elle est magnifique, digne d’une cité de l’autre temps. Nous avons passé du temps à la construire. C’est ma fierté. Dommage que tu n’aies pas pu en voir plus... »
Continue, continue à me prendre pour une petite imbécile. Tu vas être bien surpris lorsque je me mettrai à mordre. Twee ne supportait pas cette attitude. Cette façon de lancer des pics, de faire des références grossières en pensant qu’elle ne comprendrait pas ou n’oserait jamais répliquer. Les personnes du cirque, tout du moins celles qu’elle côtoyait un peu ou qui la connaissaient le mieux, tentèrent de limiter le carnage qui mettait à bas tout le fin travail qu’ils avaient exécuté, mais il n’écoutait rien. Non, cet homme qu’elle ne connaissait pas les ignorait, faisait tout à sa façon. C’était là visiblement le gros point noir de la Communauté. A moins que ce ne soit, comme à son arrivée, un test ? Cette pensée l’effleura. La titilla. Oui, c’était peut être le cas. Mais alors, son attitude ne changerait pas. Elle n’avait cure que ce soit un test ou la réalité : elle ne pouvait pas changer ce qu’elle était.
« Monsieur, vous osez parler ainsi de moi sans même vous présenter, ce qui est un manque de respect intolérable. De plus, je ne connais pas la moitié des personnes présentes, alors que tous ici connaissent jusqu’à mon quotidien. Je ne trouve pas cela franc-jeu, personnellement... »
Il ne se départit pas de son sourire, mais cette réponse l’agaça visiblement. Oh, la méthode douce ne marcherait pas ?
« Bien, je ne vous ferai donc pas cet affront plus longtemps. On m’appelle Zéro-Un. Sir William Edwige Téméraire. Mais on m’appelle plus communément Will, ou Sir. Pour toi, ce sera Will, n’est-ce pas Twee ? Tu n’auras pas à m’appeler Sir. Nous deviendrons de bons amis. N’y a-t-il rien que tu souhaiterais avoir, dans cette ville ? »
Oh. Bien, ce serait donc Will. Parfait. Zéro-Un. Elle imaginait que le chef de l’Organisation s’appelait Zéro-Deux, lui, ou Zéro-Zéro vu que sa création était plus ancienne. Donc, monsieur Zéro-Un essayait de l’acheter, maintenant ? Il n’était peut être pas aussi stupide qu’il en avait l’air, mais pour penser pouvoir l’acheter... Elle eut une moue dédaigneuse.
« Cela fait bien quatre ans que je vis hors de cette Cité, ce n’est pas le besoin matériel qui m’a poussé ici, Will. »
Elle ne condescendit pas à répondre autre chose. Des phrases courtes, frappantes, la meilleure façon de répondre à quelqu’un que l’on n’aime pas, et à qui on souhaite le faire savoir. Mais Will n’était pas né de la dernière pluie. Son sourire trembla très légèrement, ses yeux se plissèrent alors qu’il reprenait la parole d’une voix soudainement beaucoup plus dure.
« Petite Twee, je ne pense pas qu’ici vous avez l’avantage, et il serait peut être temps de saisir l’occasion tant qu’il en est encore temps. Je ne me répèterai pas une seconde fois. »
Et là, Twee se rendit compte que ce rigolo était en fait un homme terriblement dangereux. Stupide aux premiers abords, il était en fait redoutable elle s’en rendait compte. Bête qu’elle était de n’avoir pas pensé plus hautement de cet homme qui était à la tête de la moitié de la population de cette ville, plusieurs centaines de personnes. Bête qu’elle était d’avoir sous-estimé son adversaire. Il était trop tard, maintenant, pour demander de l’aide ou peser les conditions. Ils étaient tous bien plus forts qu’elle, et pouvaient tous la maîtriser en un tour de main. Cependant... Etait-ce une raison suffisante pour qu’elle se soumette ? Car c’était ça qu’ils attendaient d’elle. Qu’elle leur mange dans la main. Elle jeta un regard vers Leid qui l’ignora, le visage fermé. Soit il lui en voulait pour lui avoir forcé la main, sois il n’avais jamais été de son côté et était ici, ainsi, tel qu’il était vraiment et dans son élément. La jeune fille hésita.
« Que voulez vous vraiment ? Qu’attendez vous de moi ? »
Le sourire sur le visage de Will se fit plus franc. Enfin, elle décidait de l’écouter. Ce n’était pas grand chose, mais c’était déjà ça. Il l’avait trouvé stupide, à résister alors qu’elle n’avait encore rien à gagner, alors qu’elle ne savait rien. Mais elle se calmait, prenait le temps de voir les choses venir. Ce que les autres en avaient dit était vrai : elle était dangereuse, elle aussi. C’était une survivante, comme on en voyait rarement. Elle pouvait se révéler utile : ça n’était pas souvent que de tels candidats apparaissaient, il fallait en prendre soin ou les briser avant qu’ils ne s’en rendent compte. Du danger.
« Twee, nous attendons tous que tu choisisses de nous accompagner, ou au contraire de nous combattre. Cette guerre dans laquelle tu as mis les pieds fait rage depuis des années, depuis avant même ta naissance, et il est normal que maintenant que tu es en âge de choisir, tu entres dans un camp.
- Pourquoi ?
- Pardon ?
- Pourquoi dois-je forcément faire partie de la Communauté ou de l’Organisation ? Tout se passait très bien jusqu’ici.
- Jusque là, tu étais trop jeune.
- Trop jeune pour quoi ?
- Mais, trop jeune pour l’Opération bien sûr.
- L’Opération ? »
Sans même savoir ce qu’il en retournait, Twee pouvait sentir la majuscule dans sa voix. C’était quelque chose de grandiose, d’important. Quelque chose qui était maintenant possible. Elle ne savait pas ce qu’ils entendaient par Opération. Allaient-ils faire pression sur elle avec une quelconque maladie ? C’était impensable.
« Ah, l’Opération... C’est le principal but de ta visite ici, le savais tu ? »
Non, pas vraiment. Non, elle n’était pas au courant qu’elle était venue ici pour s’entendre parler d’opérations, au contraire. Will reprit la parole :
« Dès qu’une personne atteint sa quinzième année, il lui est possible de subir une opération. L’Opération. Avec un O majuscule, car c’est une grande étape. S’il la subit avec brio, ses capacités physiques, psychiques ou élémentales sont grandement augmentées, ou alors naissent et croissent. Cependant, malgré cela, peu choisissent de recourir à l’Opération. Et peu sont sélectionnés. Car il est plutôt rare de survivre à une modification aussi importante du corps humain, parce que la Nature les rejette parfois. Et nous ne pouvons pas faire courir de risques inutiles à nos membres : nous sommes trop peu. »
Twee fixa Tad. Cette dernière, elle en était sûre, était une Opérée. Une modifiée. Un Mutant. Un monstre. Alors elle avait raison depuis le début : elle n’était pas humaine, pas normale. Mais elle l’avait été, et elle avait renoncé à cette humanité, pour du pouvoir.
« Quel rapport avec moi ? »
Elle se doutait de la réponse. Elle ne savait pas pourquoi, mais ils voulaient qu’elle soit une Modifiée. Et, en effet, ses doutes se confirmèrent :
« Depuis que tu es au cirque, tu fais preuves de capacités physiques intéressantes, et tu as un mental de fer : c’est la meilleure qualité pour survivre à l’opération. Et en sortir plus puissante que tous les autres.
- Certains sont bien meilleurs que moi.
- Il sont modifiés, ou alors ne sont pas assez fort.
- Et si je refuse ?
- Nous te tuerons. »
Un froid s’installa dans la salle.
« Et... Pourquoi ? »
Will eut un sourire triste, comme s’il compatissait vraiment à la position dans laquelle il la mettait :
« Nous ne pouvons risquer de te voir devenir une Arme pour l’Organisation. »
Twee ne se rendait pas compte de la dureté de ses pensées. Pour elle, c’était simplement naturel, dans l’ordre des choses : ceux qui peuvent survivre résistent, et les autres meurent. Elle n’eut pas même un seul instant l’idée qu’elle était elle même aussi perdue qu’un oiseau tombant du nid quand elle était véritablement arrivée ici. Laissant ses pensées divaguer, elle s’assit sur le sol, fixant vaguement l’entrée qui n’existait maintenant presque plus. L’entrée. Elle l’avait franchi des années auparavant, cachée derrière Leid, apeurée mais émerveillée à la fois. Elle l’avait franchi, pensant que ce ne serait qu’une destination comme une autre qu’elle apercevrait durant quelques heures, plusieurs jours peut être dans le meilleur des cas, avant de repartir. Elle n’aurait jamais imaginé qu’elle passerait du temps ici, vivrait ici, et pourrait appeler cet endroit un... Chez elle. Oui, elle en était venu à considérer cet endroit comme sa maison. Une grande maison, sauvage et naturelle, mais aussi comme tout son monde. Ses frontières étaient ces arbres, des frontières qu’elle n’avait jamais osé franchir. Elle les regarda encore, longuement. La trouée était toujours surmontée de ce panneau bicolore, avec ces lettres agressives. Mad Circus. Tu te souviens de la face avant de ce rectangle arrondi de bois comme si c’était hier, il t’avait énormément marqué. C’était comme la marque d’un lieu à un autre. Twee, sans rien dire à personne, s’engagea dans les fourrées. Elle ne voulait pas passer par la sortie conventionnelle, comme si elle ne le pouvait pas encore, comme si elle n’y était pas autorisée.
Dès lors, elle eut l’impression de retrouver son monde à elle. Ce monde qu’elle avait quitté bien longtemps auparavant, un monde qui en avait profité pour s’effacer de son esprit, un monde dont les souvenirs remontaient lentement mais sûrement à la surface. Un monde oublié, un monde nouveau mais pourtant un monde qu’elle avait déjà connu. Un monde qu’elle retrouvait avec des yeux plus matures, un esprit plus ouvert, plus rempli. Un coeur plus vide encore.
La route. La route se déroulait devant ses yeux. Presque religieusement, elle se plaça sur le bas côté, plus tortueux mais au niveau duquel on était moins repérable, de près comme de loin. Son manteau rouge ressortait durement autour de tout ce bitume gris foncé et ces plantes vivaces qui amortissaient ses pas. Autour d’elle, la ville ressemblait à une grosse araignée qui aurait tendu ses longues pattes vers le ciel, avant de s’écrouler sur elle même. Incapable de rester droite, de survivre, de grandir, incapable de supporter son propre poids sans s’écraser. Twee resta coite. Le soleil était encore bas, c’était le matin : les ombres s’étiraient et créaient de grandes parts d’ombre de part et d’autre de sa position. Les immeubles, même écrasés sur eux-même, étaient assez grand pour masquer presque entièrement le terrain séparant deux bords de rue. La Jeune Fille au manteau rouge s’accroupit et posa sa main sur le sol. Ce dernier était froid, n’ayant pas eu encore le temps de capter les rayons du soleil et de se réchauffer doucement. Elle savait qu’à partir d’un certain moment de la journée, ce dernier allait devenir tellement chaud qu’elle serait obligée de marcher sur l’herbe. Et puis elle se souvint que la route telle qu’elle la connaissait, entourée de prés et de vallées, n’était pas encore sous ses pas : il y avait la ville, d’abord. Si la nature avait violemment repris ses droits, il n’en restait pas moins qu’elle ne pouvait pas violer les lois de la physique. Presque. La petite fille sortit une longue carte brune froissée et refroissée de sa musette, ainsi qu’une boussole gravée en ce qui semblait être de l’or, ou du plaqué or. Elle posa le bouton doré sur la carte et observa attentivement le document. Elle savait que sur le plan était représenté la ville, en plan moyen, et elle pouvait distinguer n’importe quelle rue. Elle avait trouvé ce plan chez l’Astrologue, et l’avait emprunté sans même demander son avis. Ce dernier, elle le pensait tout du moins, ne l’aurait pas empêché. Et s’il la réprimandait, ce dont elle doutait, elle s’excuserait. Ou se contenter de baisser la tête. Elle préférait encore faire à sa guise et se faire disputer que d’obéir et d’avaler toutes les contraintes. En se servant, elle n’avait pas reçu d’autorisation, mais elle n’avait pas reçu d’interdiction non plus. Mad Circus était indiqué d’un rond rouge sanguin sur la carte. Cette dernière portait de nombreuses inscriptions manuscrites faites au crayon de bois qu’elle était bien incapable de déchiffrer. Elles étaient certainement très importantes, bien que le temps les ait fait pâlir. Elle posa son doigt sur la boussole et la secoua doucement. Ca, c’était la boussole de sa mère. Elle avait récupéré toutes les affaires de cette dernière lorsqu’elle était morte. Elle n’aimait pas parler de cet incident. Elle n’aimait pas parler tout court. Mais cette boussole allait lui être utile. En plus, un dragon était gravé au dos de cette dernière, formant de magnifiques tourbillons, et chaque écaille brillait d’un éclat cuivré différent, faisant penser à un animal ayant véritablement existé. Mais l’Astrologue lui avait pourtant dit que non, ces choses cornues aux ailes immenses n’avaient jamais mis les pieds sur terre. Il y avait bien leurs lointains cousins, les Dragons de Komodo, mais ils n’avaient parait-il que leur nom en commun et l’aspect rugueux de leur peau pleine de plis. Twee s’en désolait. Cependant la boussole fonctionnait parfaitement, ce qui était le principal : elle indiquait très clairement le nord. Au nord. Selon ce qu’elle avait réussi à faire cracher à droite et à gauche, c’était dans cette direction qu’était le groupe principal des Z, de l’Organisation. Cette dernière possédait paraissait-il une sorte de bunker, mot qu’elle n’avait pas totalement compris, une cave suréquipée, activée par de nombreuses machines, protégée jalousement par ceux qui l’habitaient. Elle en avait déduit que les A étaient au sud, soit sur sa gauche par rapport à sa position actuelle. Sans savoir précisément quelle direction prendre, elle traversa la route et s’avança dans une rue adjacente. Cette dernière était sombre, aussi sombre que la ruelle qu’elle avait traversé en venant ici. Elle se rappelait... C’était comme si elle faisait le chemin inverse, revenait sur ses pas. Elle avait l’impression, de nouveau, de déchirer une partie de son âme et de la laisser derrière elle. De la même façon qu’elle avait abandonné la route, elle avait la sensation qu’elle la retrouvait. Un peu. Sous son pas sûr, les pierres roulaient, glissaient, l’empêchaient d’avoir un rythme trop rapide. Mais elle avait une vitesse régulière, de ceux habitués à marcher sur un terrain difficile. Comme si elle avait fait cela durant des années.
Précisément parce qu’elle avait fait cela durant des années.
Elle se baissa, évita une branche ou une racine, se glissa entre deux lianes qui pendaient misérablement au milieu du chemin, si chemin il y avait, s’agrippa à un tronc qui dépassait d’une fenêtre brisée. Se hissa en quelques secondes dessus, mettant à contribution l’entrainement intensif mais ô combien bénéfique qu’elle avait reçu au cirque. S’il y avait bien eu un point positif à sa présence au cirque, c’avait été les muscles qu’elle en avait récolté. Fine, souple, mais aussi impassible qu’un roc. Elle avait travaillé ses positions, au sol, sur un fil, au trapèze, que ce soit dans la position du voltigeur, ou de l’appui. Elle ne savait rien faire d’extraordinaire devant l’habile subtilité de celle qui glissait sur un chiffon descendant du plafond au sol, ou devant la force impressionnante de celui qui jette la danseuse dans les airs, mais elle savait tout faire. Grimper, se pendre, esquiver, faire des tours de magie... Plus que l’humain moyen, moins que toutes ces personnes extraordinaires. Comme si elle n’avait jamais pu se décider de si elle voulait rester une âme rêveuse ou si elle voulait créer ces rêves. Le bois était rugueux sous ses doigts. Elle caressa la grosse plante, doucement. L’arbre lui sembla frémir sous cette pression infime. Comme un gros chat qui se mettrait à ronronner sous les caresses. Twee releva la tête et regarda autour d’elle. A cette hauteur, la vue lui était majoritairement cachée par les bâtiments. Elle ne pouvait apercevoir que des arêtes grises et des circonvolutions de bois cachées par des masses de feuilles plus ou moins étranges, toutes dans des teintes vives de vert. Le tableau était rehaussé par des bordure dorées grâce à la lumière rasante. Cette dernière mettait aussi en évidence quelques grains de poussière dans l’air ambiant, qui semblaient épaissir l’ambiance sans la rendre invivable. Un bon matin. Toute la neige avait fondu, comme du jour au lendemain. Comme si elle n’avait jamais existé : seule le sol encore trempé et quelques congères de part et d’autres à l’ombre indiquaient que ça n’était plus l’été. Le temps détraqué n’obéissait plus à ce qui avait été connu, et les arbres resplendissaient, comme s’ils ne pouvaient plus jamais se dévêtir, être mis à nus. Comme si la nature les protégeait plus qu’avant. Leur vigueur était devenue telle que, même en l’absence de soleil, les arbres ne nécessitaient plus de perdre tout leur feuillage pour subsister en faisant des réserves. Ca n’était pas normal, mais c’était intéressant à voir, pour qui s’y connaissait en biologie. Ca montrait, plus que tout, l’évolution qu’avait subie la nature en ces quelques années, une évolution au niveau de l’ADN, anormale, fulgurante. Mais la Jeune Fille ne s’en souciait pas. Elle ne le savait même pas. Elle n’avait encore jamais connu d’autres époques, après tout. Pour elle, les arbres étaient verts, même au beau milieu de l’hiver, sauf si ce dernier était particulièrement rude et encore.
La Jeune Fille regarda essaya d’apercevoir ce qu’il y avait à l’intérieur du bâtiment se trouvant près d’elle. Elle n’avait encore jamais essayé d’entrer dans un de ces immenses bâtiments. A vrai dire, elle ne les avait que peu vu, et ne les trouvait que très peu attirant. Leur peau d’argent sale et leurs fenêtres béantes n’étaient selon elle que bonnes à abriter les plantes qui réussissaient à survivre ici. Malgré tout, elle devait admettre que le tableau possédait en lui même un certain charme, une sorte de déséquilibre simple, une union de ce qui était et de ce qui avait été. L’union magnifique de la nature en expansion et du cri terrible de la technologie qui se meurt. Elle se mit debout sur la branche, le tronc, ou quelle qu’était cette partie de l’arbre sur laquelle elle marchait. Elle s’approcha de la fenêtre, à petits pas. L’écorce était humide, et elle risquait de tomber, cependant ce n’était pas pour cela qu’elle marchait lentement. C’était parce qu’elle savait qu’elle allait découvrir quelque chose de totalement nouveau, qui n’allait peut être pas lui plaire. Elle doutait que, comme le cirque, ça allait l’émerveiller. Elle doutait que, comme les arbres, ça allait l’apaiser. Elle sentait comme un sombre secret émaner de ce trou béant, cette caverne sombre. Mais soudain, elle avait envie de savoir ce qu’il y avait, dans ces bâtiments, caché, comme relégué au second plan maintenant que les hommes n’étaient plus que quelques fourmis disséminées ci et là. Elle porta sa main en avant, attrapa le bord de l’ouverture. C’était rugueux, de la pierre, du béton. Elle ne savait pas exactement. Personne ne lui avait jamais dit en quoi les maisons étaient construites, à l’époque. Elle savait juste que c’était solide, grand, et qu’un homme seul n’aurait jamais réussi. Ni deux. Ni dix. Mais qu’ils avaient eu besoin de l’aide de la technologie, de la science pour tout mettre en place. Elle baissa la tête, plissa les yeux. Il y avait du verre partout, et elle ne voulait pas se couper : c’eut été dommage. Le sang, de plus, pouvait attirer toute sortes de bêtes, même en hauteur, et elle avait déjà bien assez à se méfier sans pour autant devoir assurer ses arrières face à des monstres qu’elle ne voulait pas même imaginer. Elle manqua de se cogner, en s’approchant plus encore. Elle ne distinguait presque rien, puis soudain un nuage sembla se lever car une chaude lumière dorée envahit les lieux. C’était ténu, un simple rayon soulevant des tonnes de poussières qui semblèrent s’animer dans l’air ambiant, cachant presque à Twee ce qu’il y avait derrière. Elle ne connaissait pas la moitié des objets qui étaient étalés devant elle, et ne savait pas le fonctionnement de la plupart d’entre eux, ni ne pouvait le deviner. Ici, une grosse boîte accoudée au mur, qui n’était autre qu’un radiateur : tout ce qu’elle avait jusque là pour se réchauffer n’avait été autre que bougies et âtre où brûlait un bon feu de bois, et l’électricité, au cirque, était rare et ne servait qu’en de grandes occasions. Là, juste à côté, un écran noir qui n’affichait que du vide, des points de poussière brillant à la surface. Oui, ça ressemblait à un écran, une sorte de fenêtre ne donnant sur rien, mais elle ne voyait absolument pas ce à quoi ça aurait pu servir. A vrai dire, les rares objets éveillant des échos dans son esprit étaient la corbeille à papier, posée sur le sol, ainsi que le bureau et les deux chaises disséminées autour. Deux étagères renversées, aussi, dégueulant leur contenu, des centaines de dossiers dans des chemises cartonnées, sur le sol. Des centaines de stylos répandus sur le sol. Des feuilles, blanches, griffonnées, complètement noircies. Des photos. Ces dernières, jaunies, l’attirèrent : elle se pencha en avant, enjamba le rebord de la fenêtre et pénétra dans la pièce. Cette dernière sentait le renfermé, était emplie de souvenirs. De la mousse poussait dans les coins, et ce qui avait été un minuscule bonsaï avait colonisé la moitié du bureau ainsi qu’une partie d’une chaise proche, formant un pont du plus bel effet. La Jeune Fille se saisit d’une photo et la porta à la hauteur de ses yeux, curieuse. Cette dernière représentait une jeune femme et une fille, souriantes. Une partie de l’image était masquée par la présence d’une grosse tâche noire et floue. Un doigt posé sur l’objectif, sûrement, mais Twee n’en avait aucune idée. Après tout, elle n’avait même jamais vu d’appareil photo avant. Non pas qu’ils aient subitement disparus, mais on n’en trouvait pas au cirque : ils n’avaient aucune utilité première, n’étaient pas des objets de nécessité. Et ce qui n’était pas une nécessité, en ces temps sombre, devait être abandonné, ou recyclé pour pouvoir être utilisé.
Un bruit lui fit relever la tête. Un frémissement dans l’air. C’était la première fois qu’elle se retrouvait dans une de ces pièces, et elle ne s’y sentait pas à l’aise. Il y avait bien une porte, à moitié ouverte, de l’autre côté de la salle, mais pour rien au monde elle ne se serait risqué dans ce gouffre de l’enfer. Elle n’avait pas d’autre choix que de ré-enjamber le rebord, et elle se dit à cet instant que si quelqu’un avait voulu lui barrer la route, il n’aurait eu aucun problèmes. Cette pensée la fit frémir. Se retrouver coincée dans cet endroit sombre ne lui disait rien qui vaille, ça n’était pas son environnement. Elle lâcha la photo, qui flotta tristement jusqu’au sol pour se noyer dans les éclats de verre, et Twee bondit à l’extérieur. Elle dérapa sur le tronc mouillé, se reprit instantanément. Comme si elle n’avait jamais glissé. Le soleil avait légèrement poursuivi sa course, il faisait plus clair, les ombres étaient moins importantes. Elle laissa un petit sourire lui échapper, laissant derrière elle cette pièce d’un autre temps. Le sud, elle devait se diriger vers le sud. Oh, elle n’était pas pressée non, pas trop en tout cas, mais elle ne souhaitait pas divaguer trop longtemps, ou les problèmes se feraient rapidement sentir, que ce soit au niveau de la fatigue ou de la nourriture. De plus, si elle rencontrait d’autres personnes, elle souhaitait être dans une bonne condition physique. Apte à se défendre, à réagir.
Elle ne voyait ni ne sentait les deux yeux dorés qui l’épiaient.
Ces derniers pourtant étaient attentifs à chaque mouvement que la petite faisait. Elle avait déjà vu cet être quelque part, sa mémoire ne la trompait jamais. Mais ça n’avait pas été longtemps, et c’était de nombreuses années auparavant. Les yeux n’oubliaient pas, jamais. Elle consulta sa base de données, incapable de trouver quoi que ce soit sur celle qui marchait devant elle, à quelques centaines de mètres de là. La Sentinelle ne laissait rien passer. Si la Petite continuait dans cette direction, elle tomberait bientôt sur la Ville. Mais la Sentinelle était là pour prévenir cet évènement d’arriver. Cette dernière s’accroupit, se colla au sol, ses longues oreilles au niveau de ses genoux. Elle attendit un battement de coeur, deux, puis sauta.
S’envola.
Twee, toujours sur le haut des gratte-ciels pour pourvoir contempler la ville, se dirigeait plein sud. Elle ne savait pas où ce chemin menait, elle savait juste que si elle allait tout droit elle avait de fortes chances de tomber sur ce peuple qu’était la Communauté. Et que ce dernier la contacterait sûrement avant qu’elle n’arrive trop proche. Elle ne croyait pas si bien dire : elle sentit quelque chose la frôler, eut un mouvement de réflexe vers l’arrière, sursauta et se jeta à terre, roulant, se relevant. Elle avait été désordonnée, incapable de voir son adversaire, incapable de se rendre compte de la situation. Elle chercha vainement autour d’elle, toujours incapable de voir. Elle se mit lentement en position de défense, tentant de calmer sa peur. Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait, mais c’était dangereux pour elle car elle était même incapable de suivre les mouvements de son ennemi.
Elle porta ses mains sur sa tête, incapable de supporter plus avant cette menace invisible sans répliquer, et étira ses bras violemment, au hasard. Elle toucha quelque chose de mou, et soudain devant elle apparut quelque chose. Une chose qu’elle n’avait jamais vu auparavant. C’était un être humanoïde, au tout du moins bipède. Fin, avec des jambes ressemblant à des pattes de criquets, l’être possédait de longues oreilles qui s’étiraient loin derrière son crâne. De longues dreadlocks prenaient naissance au niveau de son crâne et descendaient le long de son dos, jusqu’au niveau de ses reins. Des centaines de perles colorées ornaient cette chevelure farfelue, cliquetant doucement à chacun de ses mouvements. L’être possédait un visage légèrement aplati, félin, et sa peau était recouverte d’un doux velours qui se transformait, au niveau de son cours, en une fourrure rase qui semblait aussi douce au toucher qu’à voir. Son corps était recouvert d’une combinaison de cuir ajustée assez courte, lui permettant une grande liberté de mouvement, et possédait de nombreuses poches. Dans l’une d’elle, Twee put apercevoir une longue arme qui ressemblait aux épées qu’avalait parfois Thaniel durant ses représentations. Elle fut surprise par la longue queue qui battait violemment l’air derrière elle. Elle, car Twee s’en rendait compte maintenant, l’être était une femelle c’était indiscutable. Mais outre son allure étrange et sa grande taille, elle avait un quelque chose de différent. L’être en lui-même était impressionnant il est vrai, mais ce n’était pas ce qui marquait le plus chez lui. En effet, lorsqu’on posait son regard dans le sien, on plongeait dans un lac de diamants purs. Blancs, ses yeux étaient deux gouffres de lait. Twee eut un mouvement de recul. Qui était cette personne ? Pouvait-elle vraiment voir ? Pouvait-elle observer ses mouvements, à cet instant même, ce qu’elle faisait ? La Jeune Fille recula d’un pas encore, avant que la chose ne se mette à parler d’une voix douce et pure, roulant les r. Exactement la voix qu’aurait donné Twee à un chat si elle aurait pu choisir.
« Petite, pourquoi es-tu venue jusqu’ici ? Si tu souhaites continuer ton voyage, je te somme de répondre à mon énigme. »
Une énigme ? Alors, une énigme était la clé de l’entrée dans la Communauté ? C’était risible. Si c’avait été elle, elle aurait placé de nombreux gardes à chaque coins de la ville, leur aurait assigné la tâche de retenir quiconque s’approchait, et se aurait forcé tous les intrus à dire ce qu’ils souhaitaient faire ici et à prendre des mesure en conséquence. Malgré tout, cette idée d’énigme lui offrait l’occasion de peut être en découvrir plus sur ce mystère, et ce sans verser une seule goutte de sang ni servir de monnaie d’échange ou de quelconque autre chose. D’ailleurs, elle doutait être de taille à ne serait-ce que toucher une seconde fois ce personnage étrange. Cette femelle était vive, bien plus qu’elle en tout cas. Plus rapide. Plus forte, sûrement. Et aussi plus réactive. Twee resta quelques secondes silencieuse, alors que l’être la fixait, avant de prendre la parole à son tour :
« Je souhaite entrer en contact avec la Communauté. Avec les A. Pose ton énigme, je n’ai pas de temps à perdre en de telles futilités. »
L’être qui se trouvait en face d’elle plaqua ses longues oreilles sur son crâne, agacé. Ses yeux de diamant se plissèrent, et la femelle délia ses bras puissants qu’elle avait croisé, pour montrer ses paumes ouvertes. Les ongles étaient des griffes longues et fines, semblables à des aiguilles, et le pouce était légèrement différent de celui d’une main humain. Elle pouvait sûrement, au vu de la forme de ses hanches, courir sur quatre pattes au lieu de deux, mais devait avoir des problèmes pour saisir les objets les plus volumineux ou dont la forme n’était pas très adaptée, et donc à manier certaines armes. L’être avait un air noble et vif à la fois.
« L’énigme est obligatoire, la raison facultative : seuls les fous se risquent là où ils ne doivent pas aller. Voici donc ma question : Je vis dans vos souvenirs et le futur se bâtit sur l’expérience que vous aurez acquise durant celui-ci. Il fait mal, il vous brise, mais il est immuable. Qui est-il ? »
Twee fut désarçonnée par la forme que prenait la question. C’était ça, une énigme ? Un tas de mots étranges sans queue ni tête, grâce auxquels on devait trouver un mot spécifique ? Pour elle, ça n’avait aucun sens. Elle laissa doucement la phrase tourner dans son esprit, ré-écoutant chaque phrase en pensée. Je vis dans vos souvenirs... Sa mère vivait dans ses souvenirs, mais la créature en face d’elle devait être bien loin de connaître sa mère. le futur se bâtit sur l'expérience acquise durant celui-ci. L’entrainement ? Le travail ? Elle n’aimait pas les énigmes. C’était trop étrange. Elle qui pensait s’en sortir sans problèmes... Visiblement, elle s’était trompée. Il fait mal, il vous brise. La douleur fait mal, mais c’était un féminin, et elle ne doutait pas que les pronoms avaient de l’importance. Le couteau fait mal. Le rejet. Le sentiment, souvent. Le bannissement ? Ca n’avait aucun sens ! Il est immuable. Qui est immuable ? Le temps est immuable. Le temps ! Le temps vit dans les souvenirs, le futur se bâtit sur l’expérience acquise dans le temps, le temps fait vieillir, brise, est immuable. Twee ouvrit la bouche en grand et laissa une graine de malice se glisser dans ses yeux. Elle lâcha la première syllabe avant de refermer la bouche précipitamment. Non. Non, ce n’était pas ça ! C’était presque ça. Mais ça n’était pas ça. C’était trop bancal. Une devinette devait être parfaite, ou ce n’en était pas une. La Jeune Fille se mordit les lèvres.
« Time’s up ! Donne ta réponse. »
Twee avala sa salive. Elle ne savait pas même ce qu’elle risquait. Pas sa vie, n’est-ce pas ? Elle n’allait pas oser la tuer. C’était impossible. Elle qui n’avait pas même l’âge d’être considéré par les autres comme une adulte, la tueraient-ils pour ça ? C’était une énigme, une simple énigme ! Elle leva de grands yeux sur la femelle en face d’elle. Cette dernière était impassible, et répéta :
« Ta réponse, petite. Dernier avertissement. »
Dans ses yeux d’argent, la Jeune Fille ne voyait rien d’autre qu’une sombre détermination. Elle n’avait aucun doute quand au fait que cette dernière pouvait la tuer et la laisser là sans ressentir le moindre remord. Elle leva un bras, rentra la tête dans les épaules, ouvrit la bouche.
« Euh, le, euh... »
Etait-ce la première fois qu’elle balbutiait ainsi ? Peut être. En tout cas, elle s’était rarement retrouvé sous la pression, ainsi, dans la peur et dans l’expectation. Elle allait jeter le mot temps, histoire de ne pas mourir bêtement sans même avoir tenté ce que, de toute façon, elle savait être faux, quand un hurlement retentit et les figèrent.
« POULE AU POOOOOOOOOT ! »
Reconnaissant visiblement la voix qui avait retenti, la femelle cracha sur le sol, saisissant son épée et, sans en enlever la gaine, la brandit face à ce qui semblait être le vide. Un éclat d’argent sembla éclater juste devant les yeux de Twee qui se laissa péniblement tomber sur son séant. Elle ne comprenait rien. Qu’était un poulopeau ? Un petit Poulope ? C’était un animal ? Ou alors le nom de la femelle ? Quand à ce dernier point, elle avait de sérieux doutes. La jeune Fille aperçut alors vaguement la présence d’une troisième personne. Celle-ci était un jeune garçon qui devait peut être avoir son âge, des cheveux bruns clairs avec des reflets roux, et une tunique d’un bleu presque uniforme. Mais elle n’eut pas le temps de l’observer plus avant, car il avait dans les mains deux sabres légers finement recourbés en leur bout, qu’il maniait avec une précise minutie dans un jeu de danse et de mort. Il frappait, reculait d’un pas, avec des mouvements si rapides qu’ils en paraissaient flous. Mais le plus impressionnant restait encore le jeu de la femelle. Cette dernière, véritable danseuse, esquivait la plupart des coups et les rendait au double, le mettant facilement en difficulté. Lui aussi, elle le surclassait totalement, il aurait du le savoir. Et il s’en rendait compte : d’un hurlement tout à fait inapproprié, il revint à la charge :
« BOUCHEE A LA REIIIIIINE ! »
Ca n’avait ni queue ni tête. Sur son visage était plaqué une expression qui oscillait entre une joie sauvage et une rage démoniaque. Twee retint son souffle. Se battaient-ils vraiment ? L’être auquel elle n’avait pas pu donner de nom n’avait pas eu encore l’occasion ou la volonté de sortir son arme de son fourreau, et se battait à lames contre bois, de plus il n’avait qu’une seule arme. Malgré ça, il était évident que la femelle gagnait ce combat haut la main. C’était comme une représentation, de nouveau, une sombre plaisanterie. Twee n’osait pas bouger, pour ne pas se faire remarquer. Qui savait, ils allaient peut être finir par s’embrocher mutuellement ? Ce fut à cet instant qu’elle se rendit compte que, malgré son entrainement intensif, malgré tout ses efforts passifs en ces quelques années, elle n’avait absolument pas leur niveau, pas même celui du plus jeune qui ne devait pourtant pas être plus grand qu’elle. Cette constatation, d’être bien plus faible que les autres, la frustra. Terriblement. C’était comme une histoire d’honneur bafoué. Elle grinça des dents. Mais elle n’osait toujours pas se relever. Non. Laissons les finir. Elle recula doucement, glissant sur le dur sol de ciment. Elle ne savait pas comment elle allait faire, mais vu l’intérêt qu’ils lui portaient, elle pouvait essayer de s’enfuir. Elle allait s’accroupir pour s’enfuir à toute jambes, quand un troisième cri retentit. Celui là, elle ne le comprit pas, et fixa son attention sur la scène. Pâlit. Le gamin hurlait à s’en déchirer les cordes vocales et tenait son flanc. Il tomba sur les genoux. Twee hésitait. C’était comme un film de cinéma cassé, rayé. Elle ne pouvait pas l’abandonner là... Mais elle ne souhaitait pas mourir à son tour ! Son aide ne lui apporterait sûrement rien du tout, au vu de sa faiblesse, et elle risquait simplement de mourir pour rien. Cependant elle ne pouvait quand même pas partir ainsi, tel un voleur... Peut être ce gamin était-il vraiment un allié ? Mais dans ce cas, pourquoi la sauver ? Elle s’approcha de quelques pas de ce qu’elle pensait être un enfant au bord de la mort. Ce dernier ne présentait aucune traces de sang, mais Twee savait parfaitement que ça ne voulait rien dire. Elle avait vu des vieux mourir d’un simple rhume, ou sa mère tuer des lapins rien qu’en appuyant doucement sur une partie de leur cou : peut être était-il vraiment en train de mourir. Mais si c’était le cas, alors, elle ferait mieux de s’enfuir : elle ne pourrait lui apporter aucune aide et risquait sa peau pour rien. De plus, elle n’avait jamais demandé d’aide ! Il s’était jeté dans la gueule du loup seul, comme un imbécile ! Elle recula de quelques pas de nouveau, sous l’oeil argenté attentif de la femelle. Cette dernière avait un fin sourire mauvais, comme si elle se délectait des cris du jeune humain. Twee sentit dans son regard qui semblait aveugle la promesse d’une mort certaine et douloureuse : elle tourna les talons et voulut s’enfuir. Mais, dans sa précipitation, elle heurta un bloc démis, glissa, et ne réussit pas à rétablir son équilibre. Elle aperçut le bord de l’immeuble s’approcher en un éclair, essaya de se raccrocher quelque part.
Tomba.
Elle n’eut même pas le temps d’avoir la sensation de tomber : une main puissante attrapa le col épais de son manteau rouge et la ramena vers le haut. Cette main griffue la déposa à terre, le regard plus courroucé qu’autre chose. Comme si elle avait fait une erreur. Les hurlements avaient fini par décroitre, et s’étaient tus. Twee essaya de se dégager faiblement, choquée par ce qui avait failli lui arriver. Ici, pour la première fois depuis des années dans sa vie gouvernée par la commodité et l’habitude, elle était redevenue une enfant. Une enfant qui avait peur, seule, perdue, alors qu’elle voyait la mort s’approcher d’elle et se pencher sur elle. Twee chercha vainement à délier les doigts roux et noirs, sans y arriver. Elle n’avait aucune force. Ou alors sa force ne signifiait rien face à l’être en face d’elle. Peut être venait-elle d’un autre monde ? D’une étoile ? Elle ne semblait pas très humaine. Ses yeux vides étaient effrayants.
« Tu n’as pas vraiment passé le test, Petite. Tu me déçois beaucoup. J’espérais beaucoup de toi. »
Elle relâcha Twee qui s’écroula au sol. C’est à ce moment qu’elle se dit qu’il allait falloir arrêter de considérer cette être comme une simple femelle ou une espèce étrange. Elle était intelligente, terriblement intelligente : c’était possible de le voir rien qu’en écoutant le peu de mots qu’elle avait dit depuis leur rencontre. Twee se releva vivement à moitié, essayant d’apercevoir le petit garçon au loin. Ce dernier était assis sur son derrière et la fixait en lui tirant la langue, un peu courroucé.
Il était vivant. En bonne santé. Se moquait d’elle. Et avait même le temps de faire des grimaces.
« Hey, Tad ! Taddy !
- Ne m’appelle pas Taddy.
- Elle a l’air sympa la nouvelle !
- Elle t’a quand même laissé crever, j’te signale.
- Ouais mais elle est toute mignonne dans son manteau rouge ! Et puis, y’a...
- Tais toi donc ! Aide la à se relever, et conduit là chez nous.
- Chef, oui Chef Tad ! »
Tad. Elle s’appelait Tad. Elle avait un nom, une histoire sûrement. Twee ne comprit qu’une seule chose : tout ceci n’avait été qu’une pièce de théâtre pour juger de ses réactions, de la façon dont elle allait réagir. Elle dut s’avouer qu’elle n’y avait pas pensé le moins du monde. Elle se sentit stupide. C’était pourtant logique, maintenant qu’elle y pensait : c’était la meilleure façon de juger quelqu’un que de le mettre en présence d’une surprise. Cependant, elle était très énervée, quelque part, que l’on se moque d’elle ainsi. Et puis, elle s’était sentie si... Incapable ! Même si ce n’était qu’un jeu, elle n’aurait rien pu faire s’ils l’avaient attaqué véritablement. Et c’était ça, surtout, qui la mettait en colère. Ce sentiment d’impuissance face au danger. Le gamin, celui qui bougeait avec tant d’aisance, si rapide et si vif, mais qui pourtant jamais ne perçait la garde de chef Tad, s’approcha de quelques pas, fit la roue, atterrit sur ses pieds à la façon d’un équilibriste. Il lui tira la langue, pencha la tête sur le côté, sourit.
« Alors Twee, ça va ? »
Twee. Il connaissait son nom. Que connaissait-il d’autre ? Pourquoi la connaissait-il ? Elle ne l’avait jamais vu, elle en était sûre. Alors pourquoi en savait-il autant ? Etait-elle aussi... Connue ? Avait-elle une quelconque importance ? Elle fronça les sourcils :
« Comment connais tu mon nom ? Qui es tu ?
- Oh, moi ? C’est Siam. Et puis, ton nom, j’le connais bien : Leid parle toujours de toi ! Et comme je traine toujours avec lui, après tout c’est le meilleur d’entre nous, ehben c’est moi qui en sais le plus sur toi ! Et puis, tu sais, t’es la seule à être encore neutre hein. Alors tu attires toute l’attention !
- Toute l’attention ? Neutre ?
- Bien sûr ! Tu as du potentiel, tout le monde veut te récupérer. Tu pourrais beaucoup nous aider ! Tu bouges bien, même si t’as pas trop l’habitude de te battre, ça se voit. Et puis, il paraît que t’es pas trop bête. C’est le tout, qui est important : on a pas besoin de quelqu’un sans cervelle !
- SIAM ! VIENS LA ! »
C’était Tad. Elle semblait furieuse. En fait, elle avait souvent l’air furieuse : ça devait être dans sa nature. Cette mauvaise humeur, tout ça. Pourtant, elle n’avait pas l’air méchante. Ni de la tenir en haute estime. Siam hurla une réponse et lui fit un signe de main, repartant vers ce qui devait être le camp. Twee lui retint l’épaule en piaillant :
« Attends ! C’est quoi un poulopeau ? Et des bouchalaraine ?
- Hein ? AH ! De la poule au pot et des bouchées à la reine ? C’est des plats, chauds ! T’en a jamais mangé ? On a un cuisinier, faudrait que tu viennes. Tad t’a ignoré, tu peux venir si tu veux !
- SIAM ! C’EST LA DERNIERE FOIS !
- Oups, j’dois y aller. Dépêche toi si tu veux venir, t’es pas rapide ! »
Elle grimaça, mais ne put pas réfuter. Ils étaient bien plus rapides qu’elle. Elle hésita quelques temps, mais la curiosité était plus forte. Et puis, il connaissait Leid ! Ce qu’elle avait pensé était juste : il faisait partie de la Communauté. Si c’était la communauté. Elle les voyait déjà disparaître, alors elle se hâta et commença à les suivre. A une vitesse moyenne, tout d’abord, puis lorsqu’elle se rendit compte qu’elle ne pourrait pas maintenir le rythme, comme une folle. Vite, plus vite, si elle ne voulait pas les perdre. Elle vit s’approcher le rebord du toit sur lequel ils se trouvaient. Devant elle, le vide allait bientôt s’étaler : ils allaient bien devoir ralentir ! Elle raccourcit ses foulées, mais devant elle les silhouettes se jetèrent dans le vide. Comme des fous. Des fous qui savaient voler. Car, en effet, d’un bond magistral ils se retrouvèrent de l’autre côté. C’était impossible. Tout était impossible. Même au cirque, elle n’avait jamais vu ça. Elle n’aurait jamais pensé cela possible. Mais, à bien y penser, elle n’aurait jamais cru possible le fait de monter à un foulard ou des rouler sur un fil grâce à un monocycle. Alors, peut être qu’elle pouvait de nouveau repousser les limites qu’elle s’était fixé, ou qu’elle avait cru avoir ? Il n’y avait qu’une seule façon d’être sûre. Elle accéléra de nouveau, ses muscles chauffant, le vent battant sa course : elle allait faire pareil. Se jeter dans le vide. Arriver au bout. Ses pieds touchèrent le rebord, elle leva les genoux, se jeta vers le haut.
S’envola.
C’était magique : le ciel bleu parcouru de quelques nuages semblait à portée de main, la terre s’éloignait, semblait vouloir la laisser partir... Jusqu’à ce qu’elle arrive à la fin de la moitié de sa parabole : alors, elle commença à redescendre. Sauf que le second rebord était encore grandement loin. Et qu’elle ne l’atteindrait jamais. Elle se sentit tomber, attirée vers le sol, et la peur se fit au fond d’elle. Elle grandit, lui remonta le long de la colonne vertébrale, se sentit glacée. Elle allait tomber, mourir. Soudain, cette mort qu’elle avait ignoré durant de longues années, qui mine de rien n’avait plus fait partie de sa vie, revenait. Au pire moment. Et elle en avait peur. Elle était morte de peur. Ses yeux s’ouvrirent grand, ses mouvements se firent plus désordonnés, puis elle sentit un grand choc et se retrouva projetée vers le haut de nouveau. Les yeux grand ouvert, elle savait qu’elle ne venait pas de s’écraser au sol, de plus elle était encore bien trop haut... Elle se retrouva juste sur le bâtiment qu’elle cherchait à atteindre. Puis Tad la lâcha et elle tomba au sol. Elle aurait voulu pouvoir se relever, la regarder dans les yeux, s’excuser et la remercier. Mais ses jambes tremblaient trop. Alors elle resta assise sur le sol, les mains plaquées sur le bitume. Tad la fixa et Twee crut déceler dans ses yeux une pointe de respect.
« Au moins, tu as le courage, à défaut d’avoir la compassion. Allez, on t’embarque. »
Elle se sentit de nouveau soulevée, et ne cherche même pas à se débattre. Elle était patraque. Elle aurait du pouvoir atteindre l’autre bout, non ? Pourquoi en étaient-ils capable et pas elle ? Etait-ce une question d’entrainement, ou était-ce... Autre chose ? Avant même qu’elle n’ait réussi à reprendre ses esprits, elle se sentit emportée. Rapidement, un vertige la saisit, et elle se força à fermer les yeux, entourant sa tête de ses bras. C’était comme si le voyage durait à la fois une éternité et une fraction de seconde. Dans tous les cas, c’était plus que déroutant. La jeune fille se sentit de nouveau lâchée au sol. Elle s’écroula sur le bitume, tel un tas de chair inerte.
« Twee ! Twee, ça va ? »
Leid. C’était Leid. Alors, il savait ? Il était au courant de tout ? Tout le monde était au courant de tout ce qu’elle faisait, elle était épiée, suivie, traquée ? Ne pouvait-elle rien faire de sa propre volonté ? Non, il fallait toujours qu’elle reste au cirque, puis après elle avait eu le droit de savoir, elle avait eu le droit de sortir, elle avait eu le droit de passer le test. Comme si, peu à peu, on lui jetait des miettes de liberté pour lui faire croire qu’elle faisait ce qu’elle voulait. Alors qu’elle se contentait de danser sur le papier à musique qu’ils écrivaient de leurs actes et gestes. Elle avala sa salive, sa tête tournait. C’était assez douloureux, comme si on l’avait passé dans un rouleau compresseur avant de la jeter du haut d’un immeuble, mais qu’elle n’en avait reçu aucune blessures, juste l’étourdissement. Leid était maintenant auprès d’elle, lui tenant l’épaule, soucieux. Elle l’avait rarement vu ainsi. Comme si elle venait d’effectuer quelque chose de particulièrement important.
« Twee ! Réponds moi. Ca va ?
- Oui... Oui, je crois.
- J’ai cru qu’ils ne te ramèneraient jamais...
- Ah. C’est un spectacle, en plus ?
- Non... Non ! Pourquoi donc ? »
Twee ne répondit pas. Elle ne répondait jamais. A quoi bon, après tout, lui dire ce qu’elle pensait ? Ils ne seraient pas d’accord, lui incapable de comprendre ce qu’elle voulait, elle incapable de comprendre pourquoi on lui infligeait ça. Et cela mènerait à une discussion stérile où, tous les deux plus butés que des ânes morts, aucun ne voudrait lâcher prise. Et ils retourneraient chacun dans leur mutisme en ayant, en plus, une pointe de respect en moins pour l’autre. Parce que l’idée ne leur plaisait pas qu’ils puissent avoir tort. Alors, Twee ne dit rien et laissa couler. Tant qu’ils pouvaient encore la contrôler ainsi, qu’ils en profitent, car elle trouverait bien assez d’informations pour devenir, de nouveau, autonome.
« Twee... Bienvenue dans la Communauté !
- Pardon ?
- Tu as passé le test, tu es un visiteur du premier rang en cette cité souterraine.
- Et si je ne le souhaite pas ?
- ... Twee, il y a des moments où je ne te comprends pas. Ce n’était pas ce que tu souhaitais, découvrir la Communauté, la cité dans la cité ?
- Une cité ?
- Bien sûr ! Viens t’amuser ! »
Une cité. Alors elle était dans son petit cirque, tranquillement, alors qu’autour d’elle vivait tout un monde. Le cirque, l’enfermait-il ou le protégeait-il ? Elle n’avait pas encore décidé. Sa vision se stabilisa légèrement. Elle pouvait maintenant voir clairement les alentours, assez pour se rendre compte de l’architecture apparente, et surtout de la masse de personnes qui l’entouraient. Oh, il n’y en avait pas des milliers, mais plus que sur la route, et plus encore qu’au cirque. Et ça, c’était totalement nouveau pour la Jeune Fille au manteau rouge. Et puis, ils étaient si différents ! Pas uniquement au niveau de leur habillage, mais aussi de la couleur de leur peau, de leurs yeux... Ils étaient tous uniques. Ici, pas des cinq soeur étoiles, pas d’Equilibriste, pas de rôles bien définis, non. Ici, chacun possédait un nom, un surnom, chacun était soi. C’était étrange, dit comme ça. Mais, par exemple, elle sentait qu’elle ne pourrait jamais connaître tout le monde, ici, et que tout le monde ne la connaîtrait pas : c’était nouveau. Et ça avait quelque chose de rafraîchissant. Au dessus d’elle, le ciel s’ouvrait, clair et bleu, mais n’était qu’un carré de petite taille : des deux côtés de la rue s’élevaient de longs, longs immeubles d’un rouge ocre percés de plantes qui semblaient domestiquées. Non pas colorées ou gigantesques comme les arbres entourant le cirque, leurs formes élancées étaient subtilement enroulées autour de différentes colonnes, parfois éclatées. Partout, des mécanismes que l’on n’avait pas pris la peine de recouvrir tournaient, les entrailles visibles, boulons et rouages bougeant à un rythme très régulier. Si elle laissait descendre son regard, elle tombait sur la rue elle même : parcourue par plusieurs groupes de personnes, ainsi que par des silhouettes solitaires, Twee eut la chance d’apercevoir sa première voiture. Cette dernière, angulaire, faisait un bruit monstre et avançait aussi vite qu’une personne courant, mais la famille installée à l’intérieur regardait le paysage avec une passivité étrange. Cette chose avançait toute seule. Personne pour la pousser, pour la tirer, aucun mécanisme qu’elle ne pouvait reconnaître...
Twee se releva, voulut s’approcher, mais déjà elle avait disparu au coin d’une autre rue, frôlant le trottoir et manquant de se renverser sur les hurlement d’un groupe de gosses. Ils étaient beaucoup. Sa mère s’était-elle trompé ? Elle n’avait sûrement jamais entendu parler de cette ville. Ni de l’autre. Pourquoi, sinon, aurait-elle choisi de rester sur la route, seule, perdue ? Twee les regarda rire. Ils devaient avoir son âge : certains étaient plus vieux encore, et pourtant ils riaient. Ils étaient heureux d’être ici. C’était chez eux, ils avaient une maison, de quoi survivre, des voisins, une famille... Un gamin en frappa un autre, sûrement à cause d’une querelle à propos d’un jouet : les autres, au lieu de répliquer, lui tournèrent le dos et l’isolèrent. Twee trouva ça sectaire, le gamin étant obligé de se plier face aux autres, mais très vite ils se rassemblèrent et se remirent à s’amuser. Comme si rien ne s’était passé. La société se régulait d’elle même. Elle se demanda si le système marchait aussi chez des personnes plus âgées, ou si les frictions étaient plus importantes que la vie en communauté. Elle avança de quelques pas, faillit marcher sur la queue d’un chien qui jappa et s’éloigna. Elle en fut fort surprise :
« Vous les laissez rester en ville ? Vous ne les mangez pas ?
- Les manger ? Bien sûr que non ! Ce sont des animaux de compagnie : nous les nourrissons et en échange ils nous protègent.
- ... C’est étrange. Que mangez vous alors ?
- Des légumes, de la viande...
- Comme au cirque ?
- Mieux. »
Elle était bavarde. Mais ce monde l’intriguait. Il était tellement nouveau par rapport à tout ce qu’elle avait connu, de nouveau ! Ici, il fallait avoir de l’argent pour survivre. Survivre n’était pas cher, lui expliqua Leid, mais si on voulait vivre, il fallait travailler, et intensément parfois. Elle n’arrivait pas à bien comprendre le concept de l’argent. Etait-ce impossible de se baser sur un système de troc, de services ? Ou de vivre tous ensemble, comme au cirque ? Lied lui expliquait alors qu’il devait y avoir plus de mille personnes à vivre ici et qu’il était impossible de faire comme au cirque, qui était vraiment un système particulier. Elle resta sceptique. Après tout, pourquoi pas ? Leid lui expliqua qu’elle comprendrait bien vite lorsqu’elle les verrait s’engueuler. Il eut un petit rire. Il était tellement plus décontracté ici ! Comme si, enfin, il était chez lui. Comme si au cirque, ce n’était qu’un lieu de travail. Et c’était peut être le cas. Elle se rendit compte qu’elle ne le connaissait pas. Qu’elle ne l’avait jamais connu. Peut être ne l’appréciait-il même pas, mais que se rapprocher d’elle n’était qu’un job comme un autre. Cette pensée aurait dû la terrifier, étant donné que Leid était la personne qui avait été la plus proche d’elle durant ces dernières années, mais étonnamment elle n’en ressentit rien. Elle appréciait Leid, mais il n’avait jamais rien eu d’elle. Rien d’autre que des paroles innocentes, des discussions sans queue ni tête. Quelques paroles soufflées ici ou là. Il était même possible que, arrivée dans cette ville, elle avait plus discuté avec lui que pendant quatre ans. Et visiblement, il l’encourageait. Et, surtout, il lui demandait son avis. Si cette ville lui plaisait. Si elle n’aimerait pas avoir une chambre, ici. Une maison. Une maison ! Pas une roulotte, pas une simple pièce, une maison ! La place ne manquait pas, depuis le retournement, et il était simple de loger si peu de personnes. Si peu ? Oui, car avant, les villes étaient bien plus remplies. Ce qui semblait à Twee être la plus grande ville qu’il n’ait jamais existé, la chose la plus immense possible, n’était en fait qu’une ville fantôme remplie par un village. Elle frissonna à l’idée de ce qu’avait pu être le monde, avant. Leid lui expliqua qu’ils n’étaient en fait que dans un petit quartier de la ville, et que le cirque tenait sur une unique place principale, mais qu’avant tous les bâtiments étaient occupés, toute la journée, quelque soit le temps, l’heure. Et que, jusque tard le soir, les rues étaient encombrées par des centaines de personnes et de voitures. Ces dernières, l’apprit Twee, étaient alors aussi nombreuses et courantes que les rats maintenant. Mais la plupart avaient été utilisées, jusqu’à plus fuel, pour fuir les villes et retourner en campagne. On en croisait encore, recouvertes de feuilles et les pneus crevés, mais jamais elle n’aurait imaginé que ces machines servaient à se déplacer vite et sans efforts. Elle les aurait plutôt vu comme... Comme rien du tout, en fait, elle ne s’était jamais inquiété de leurs fonctions. Et ça lui allait parfaitement. Cependant, l’idée lui plaisait. Moins, par contre, le nuage de fumée qui s’élevait derrière. Et puis, la voiture qu’elle avait vu rouler, plus tôt, était bien différente de elles qu’elle avait croisé jusqu’ici et inusitées. Leid se colla de nouveau aux explications : les abandonnées demandaient des connaissances techniques et technologiques aujourd’hui oubliées ou incapables d’être mise en oeuvre... Sauf pour l’Organisation. Mais c’était une autre histoire. La curiosité de Twee fut piquée au vif, mais elle posa autant de questions qu’elle put : il ne lui répondit pas. L’Organisation semblait être un sujet sensible. Visiblement, si elle voulait en savoir plus, elle allait devoir être rusée, et ne surtout pas en parler devant les mauvaises personnes. Le Magicien faisait partie de ces mauvaises personnes. D’ailleurs, il ne devait être au courant de rien de ce qu’elle allait faire ici ; car elle avait bien l’intention de rester quelques temps.
Twee regarda autour d’elle. Tad et Siam avaient disparu sans qu’elle ne s’en rende compte, mais ça n’avait pas du être bien compliqué, tant elle était dans les nuages. Elle se dirigea vers les trottoirs, regarda les vitrines : de grandes baies transparentes qui laissaient voir de nombreux articles, avec des chiffres marqués sur des pastilles jaune dessus. C’était donc les prix. Elle ne savait pas du tout à quoi ça correspondait. En fait, elle soupçonnait ces derniers d’être une grande mascarade, un jeu, étant donné que tout le monde avait pu se procurer une somme considérable au retournement grâce à l’absence de la plupart des êtres humains. Cependant, ça formait un système à peu près équilibré où tout le monde trouvait son compte, au moins un peu. Ici, une boutique de bijoux attirait son attention, tous d’or et de cuivre, de bronze et d’argent, avec quelques pierres. Là, une boutique de nécessités, des boîtes de conserve en fer blanc, des denrées encore comestibles après de longues années, comme le miel. Leid se remit de bon coeur aux explications, presque jovial, si jovial que c’en était étrange : tout ces objets étaient, pour la plupart, trouvés dans les décombres après de longues heures de recherche. Leur prix était honnête, étant donné que chacun prenant le temps de chercher pouvait les trouver (sauf pour certaines petites pièces très recherchées), mais malgré tout la plupart des gens achetaient. Parce qu’ils n’avaient pas envie de passer plusieurs heures à l’extérieur de la cité pour trouver. Elle crut, à un moment, apercevoir le reflet de Tad dans la vitre, mais le temps qu’elle se retourne, elle avait disparu. Fruit d’une illusion de son esprit, ou réalité ? Elle penchait plutôt pour la seconde solution, presque sûre d’être surveillée et Tad étant la personne la plus vive qu’elle n’ait jamais vu. Les badauds tout autour d’elle étaient étranges. Ils avançaient rapidement, la tête basse, pressés pour certains, alors que d’autres allaient la tête haute, l’air nonchalant. De grands habits qui leur descendait jusqu’au niveau du genoux, des chaînettes, des bijoux de bronze, des volants, le tout dans des tons pour la plupart bruns ou noirs, bien que quelques individus semblaient littéralement exploser de couleur. C’était une époque oubliée à l'intérieur d’une époque oubliée. Twee se régalait les yeux. Elle se dirigea plus avant dans la cité, laissant le flot de marcheurs la dépasser. Elle ne voulait pas se hâter, elle avait tout son temps après tout. Si elle ne rentrait pas au cirque, tout le monde s’apercevrait de son absence, mais personne ne lui en tiendrait rigueur. Il était même probable que tous les forains sachent déjà où elle était. Cette pensée la fit soupirer. Sûrement savaient-ils déjà aussi à quelle heure, à quelle date elle allait rentrer, alors qu’elle même n’en avait aucune idée. Cette pensée là lui tira un sourire amer. Cette sensation de liberté qu’elle avait eu durant de longues années, elle s’en rendait compte, n’était qu’une pâle illusion qu’on lui avait imposé.
Elle marchait doucement sur le trottoir, impressionnée par tout ce qu’elle voyait. Où qu’elle aille, ce n’était qu’une suite de nouveautés. Et tout était tellement impressionnant ! Leid la laissait faire ce qu’elle voulait. Elle se demanda si lorsqu’il était arrivé ici pour la première fois, il y avait quelqu’un pour l’accompagner et lui expliquer toutes ces choses. Pour lui raconter la vie telle qu’elle était avant, avant le retournement. Elle en doutait. Et puis, il n’avait peut être pas découvert cet endroit : il avait peut être aidé à le créer, ce qui rendait plus compréhensible encore le ton de fierté dans sa voix lorsqu’il parlait des habitants, des lieux, des rénovations, de la nature. Twee finit par s’arrêter. Il ne servait à rien de marcher ainsi, sans but. C’était intéressant, et elle appréciait énormément, mais elle ne perdait pas son but de vue. Elle voulait savoir, tout savoir. Le jeune homme la regarda, patient. Aimait-il vraiment son travail de baby-sitter ? Elle en doutait, malgré toute l’affection qu’elle lui portait.
« Leid, pourquoi m’avoir amené ici ? »
Il haussa les sourcils, sans se départir de son sourire.
« Hein ? Tu es arrivée ici seule, non ?
- Ne me prend pas pour une imbécile. Cet endroit existe depuis des années. Pourquoi maintenant ?
- ...
- Tu vas bien devoir me le dire un jour. Je préfèrerais que ce soit maintenant.
- ... »
Il ne répondait pas. Il ne voulait pas répondre. Il lâcha un long soupir avant de détourner le regard.
« Twee, tu es si compliquée. Ne pourrais tu pas seulement apprécier ce moment et laisser tout ça à plus tard ? N’apprécies tu pas la ville ? N’as tu pas envie d’en découvrir plus ? Faut-il vraiment que nous commencions à discuter maintenant ? Cette discussion te placera devant des choix que tu n’aimeras pas faire.
- Donc, il va me falloir faire des choix, des choix qui ne sont pas urgents, mais que je vais être obligée de faire ? Et si je refuse ?
- Twee, continuons.
- Non, Leid. Non. Je refuse. Que vas tu faire ? M’obliger à continuer à avancer et à apprécier cette découverte ?
- Twee. Tu es insupportable. Rappelle toi que ce fus ton choix. Tu ne seras peut être plus jamais en mesure de voir cette ville. »
Oh, c’était donc ça. Il aurait pu le dire plus tôt. Cependant, elle doutait qu’ils puissent lui interdire de venir. A moins de l’attacher. Et elle doutait que cette solution ne leur convienne, à tous. Elle vit donc Leid prendre la tête de leur petit groupe et se diriger vers un bâtiment bien particulier, le dos droit et les muscles visiblement noués. Ca y est, il était véritablement sérieux, cette fois. Twee en profita pour attraper les dernières miettes de rêve tant qu’elle le pouvait. Le chant des oiseaux, entrecoupé par le son des pistons se heurtant, le cliquettement des diverses pièces de métal, et les crissements dus à divers mécanismes qu’elle ne pourrait sûrement jamais comprendre, tous ces sons formaient une mélodie agréable à entendre, incompréhensible mais dégageant une certaine beauté, industrielle et sauvage à la fois. Et puis, Leid qui l’avait devancé de plusieurs mètres s’arrêta. Devant une porte. Froide. Austère. Mais plutôt anonyme, semblable aux autres. Ca n’était vraiment pas loin, ce n’était pas pour rien que Tad avait du la lâcher dans le coin. Avaient-ils aussi prédit qu’elle refuserait de visiter plus avant la Cité ? Cette pensée l’énerva encore plus. Ses mouvements pouvaient être tous aussi prévisibles les uns que les autres, elle détestait ça. Elle qui pensait pourtant être plutôt surprenante, de temps en temps... C’était comme s’ils savaient à l’avance ce qu’elle n’avait pas encore décidé. Leid ne prit pas même le temps de toquer : il clencha simplement avant d’entrer.
Twee découvrit alors pour la première fois l’intérieur d’une maison de la Cité. Cette dernière était parfaite en tout point et, par souci d’anonymat, semblable en tout point à celle de n’importe quel autre habitant de la ville. En effet, le quartier général était plutôt connu, mais c’était une façon de faire illusion. Une sorte de jeu, auquel ils se prenaient avec plaisir. L’entrée n’était qu’un grand couloir bordé de portes, toutes fermées sauf une, légèrement entrebâillée et de laquelle la Jeune Fille put apercevoir une sorte de cuisine. Enfin, elle supposa que c’était une cuisine, car à part dans certains livres Pré-retournements, elle n’en avait jamais vu. Le couloir était sombre, encombré de nombreux objets plus ou moins utiles, ainsi que de meubles couverts de breloques. La plupart bougeaient, animés pas le vent ou pas un mécanisme fait pour tourner en boucle en consommant le moins possible. Quelque part, un objet laissait échapper une douce musique. C’était comme un rêve dans lequel vous découvriez un endroit magique. Un rêve qui, à tout moment, frôlait le cauchemar, vous laissait les tempes battantes, mais sans que jamais rien n’arrive. La peur sans le danger. Elle trébucha, et manqua de tomber lorsque ses pieds se prirent dans une bobine de fils de cuivre qui trainaient sur le sol, et se rattrapa in extremis au bord d’une commode.
« Dépêche toi, maintenant. Et fais attention. »
Leid était plutôt de mauvaise humeur, cette fois. Elle l’avait souvent vu froid et distant, mais rarement acide. Elle ne répondit rien et se dépêcha de le rattraper. Ils arrivèrent devant une porte. Semblable aux autres. Indiscernable par rapport aux autres. Leid sortit une clé de sa poche et l’inséra dans la serrure, laissant entendre un petit cliquetis qui étonna Twee. Cette dernière n’avait jamais vraiment vu de clé, vu que les portes au cirque étaient maintenues fermées par le bon sens et non la force. Il l’ouvrit, produisant un petit crissement étonnant, et laissa voir une pièce austère, remplie de personnes. Il avança, entra, et se décala sur le côté en faisant une petite courbette, l’air sombre.
Twee entra, se retrouvant le centre de l’attention. Elle se composa une expression neutre, mais observa avec une curiosité bien cachée les personnes l’entourant. Il y avait Tad, debout dans un coin, sentinelle, mais surtout de nombreuses personnes du cirque qu’elle connaissait bien. A eux s’ajoutaient de nombreuses personnes dont elle n’avait jamais vu le visage, ou alors une fois au cirque par hasard, à une représentation, ou se hâtant dans l’allée, comme une personne découvrant et fuyant l’endroit. Il y avait ceux qui aimaient le cirque, et ceux qui le détestaient, mais on ne pouvait pas ignorer Mad Circus. C’était impossible, c’était trop hors de l’ordinaire. Elle s’amusa à déchiffrer les visages l’entourant. Il y avait là Matie, la vieille aux bougies qui l’observait d’un oeil suspicieux, les deux jumeaux, deux des danseuses en tête de numéro, un équilibriste, deux clowns... Il devait y avoir un dixième du cirque. Et elle soupçonnait que la moitié de celui ci était composé de personnes de la Communauté. Et que l’autre moitié devait être de l’Organisation. Il y avait aussi Owen-Loyal, posé dans un coin, le regard neutre. Ce dernier était le numéro un, elle doutait qu’il ait un parti bien défini. Elle doutait que le cirque ait pu survivre aussi longtemps avec quelqu’un dont l’esprit n’était pas froid et juste à sa tête, avec autour de lui tant de haine et d’animosité. Un moment, elle eut du respect pour lui. Mais avoir du respect pour quelqu’un sans même le connaître vraiment n’était pas vraiment dans sa nature, alors ce ne fut qu’une étincelle furtive. Jusqu’à ce qu’elle se rappelle que toutes ces personnes connaissaient la situation, et ne lui avaient jamais rien dit. Savaient ce qu’il en retournait et jamais, au grand jamais, n’avaient même fait allusion à sa capture dorée. Elle se demandait même de ce que sa présence avait d’important à leurs yeux : elle n’était qu’une gamine au manteau rouge, après tout. Des murmures se faisaient de plus en plus entendre alors qu’elle s’avançait d’un pas. Tous y allaient de leur commentaire, certains appréciant sa venue, d’autres moins. Certains, même, se moquaient ouvertement d’elle et de son bas âge. Comme si elle avait choisi d’être ici. Elle tenta de garder une attitude neutre, mais n’était pas sûre d’y parvenir.
« Twee, petite. Nous sommes tous très heureux de te voir ici en ce début d’après midi. Tu connais la plupart des personnes présentes, et les autres sont des amis. Les amis de mes amis sont mes amis, n’est-ce pas ? »
C’était dégoulinant. La personne qui parlait ne la connaissait pas, ça se voyait. Le Magicien lui jeta un regard pincé : il prévoyait déjà sa réponse acide et mordante. Cependant, Twee ne répondit rien. Qu’il parle, et parle encore, épuise ses arguments et n’ait plus rien pour contre-attaquer quand elle verserait le premier sang, juste après. Oui, c’est ça, danse devant moi en essayant de m’atteindre, que je t’analyse pour mieux t’écraser...
« Tu n’as rien à craindre ici. Tu as pu jeter un coup d’oeil à la cité, n’est-ce pas ? Elle est magnifique, digne d’une cité de l’autre temps. Nous avons passé du temps à la construire. C’est ma fierté. Dommage que tu n’aies pas pu en voir plus... »
Continue, continue à me prendre pour une petite imbécile. Tu vas être bien surpris lorsque je me mettrai à mordre. Twee ne supportait pas cette attitude. Cette façon de lancer des pics, de faire des références grossières en pensant qu’elle ne comprendrait pas ou n’oserait jamais répliquer. Les personnes du cirque, tout du moins celles qu’elle côtoyait un peu ou qui la connaissaient le mieux, tentèrent de limiter le carnage qui mettait à bas tout le fin travail qu’ils avaient exécuté, mais il n’écoutait rien. Non, cet homme qu’elle ne connaissait pas les ignorait, faisait tout à sa façon. C’était là visiblement le gros point noir de la Communauté. A moins que ce ne soit, comme à son arrivée, un test ? Cette pensée l’effleura. La titilla. Oui, c’était peut être le cas. Mais alors, son attitude ne changerait pas. Elle n’avait cure que ce soit un test ou la réalité : elle ne pouvait pas changer ce qu’elle était.
« Monsieur, vous osez parler ainsi de moi sans même vous présenter, ce qui est un manque de respect intolérable. De plus, je ne connais pas la moitié des personnes présentes, alors que tous ici connaissent jusqu’à mon quotidien. Je ne trouve pas cela franc-jeu, personnellement... »
Il ne se départit pas de son sourire, mais cette réponse l’agaça visiblement. Oh, la méthode douce ne marcherait pas ?
« Bien, je ne vous ferai donc pas cet affront plus longtemps. On m’appelle Zéro-Un. Sir William Edwige Téméraire. Mais on m’appelle plus communément Will, ou Sir. Pour toi, ce sera Will, n’est-ce pas Twee ? Tu n’auras pas à m’appeler Sir. Nous deviendrons de bons amis. N’y a-t-il rien que tu souhaiterais avoir, dans cette ville ? »
Oh. Bien, ce serait donc Will. Parfait. Zéro-Un. Elle imaginait que le chef de l’Organisation s’appelait Zéro-Deux, lui, ou Zéro-Zéro vu que sa création était plus ancienne. Donc, monsieur Zéro-Un essayait de l’acheter, maintenant ? Il n’était peut être pas aussi stupide qu’il en avait l’air, mais pour penser pouvoir l’acheter... Elle eut une moue dédaigneuse.
« Cela fait bien quatre ans que je vis hors de cette Cité, ce n’est pas le besoin matériel qui m’a poussé ici, Will. »
Elle ne condescendit pas à répondre autre chose. Des phrases courtes, frappantes, la meilleure façon de répondre à quelqu’un que l’on n’aime pas, et à qui on souhaite le faire savoir. Mais Will n’était pas né de la dernière pluie. Son sourire trembla très légèrement, ses yeux se plissèrent alors qu’il reprenait la parole d’une voix soudainement beaucoup plus dure.
« Petite Twee, je ne pense pas qu’ici vous avez l’avantage, et il serait peut être temps de saisir l’occasion tant qu’il en est encore temps. Je ne me répèterai pas une seconde fois. »
Et là, Twee se rendit compte que ce rigolo était en fait un homme terriblement dangereux. Stupide aux premiers abords, il était en fait redoutable elle s’en rendait compte. Bête qu’elle était de n’avoir pas pensé plus hautement de cet homme qui était à la tête de la moitié de la population de cette ville, plusieurs centaines de personnes. Bête qu’elle était d’avoir sous-estimé son adversaire. Il était trop tard, maintenant, pour demander de l’aide ou peser les conditions. Ils étaient tous bien plus forts qu’elle, et pouvaient tous la maîtriser en un tour de main. Cependant... Etait-ce une raison suffisante pour qu’elle se soumette ? Car c’était ça qu’ils attendaient d’elle. Qu’elle leur mange dans la main. Elle jeta un regard vers Leid qui l’ignora, le visage fermé. Soit il lui en voulait pour lui avoir forcé la main, sois il n’avais jamais été de son côté et était ici, ainsi, tel qu’il était vraiment et dans son élément. La jeune fille hésita.
« Que voulez vous vraiment ? Qu’attendez vous de moi ? »
Le sourire sur le visage de Will se fit plus franc. Enfin, elle décidait de l’écouter. Ce n’était pas grand chose, mais c’était déjà ça. Il l’avait trouvé stupide, à résister alors qu’elle n’avait encore rien à gagner, alors qu’elle ne savait rien. Mais elle se calmait, prenait le temps de voir les choses venir. Ce que les autres en avaient dit était vrai : elle était dangereuse, elle aussi. C’était une survivante, comme on en voyait rarement. Elle pouvait se révéler utile : ça n’était pas souvent que de tels candidats apparaissaient, il fallait en prendre soin ou les briser avant qu’ils ne s’en rendent compte. Du danger.
« Twee, nous attendons tous que tu choisisses de nous accompagner, ou au contraire de nous combattre. Cette guerre dans laquelle tu as mis les pieds fait rage depuis des années, depuis avant même ta naissance, et il est normal que maintenant que tu es en âge de choisir, tu entres dans un camp.
- Pourquoi ?
- Pardon ?
- Pourquoi dois-je forcément faire partie de la Communauté ou de l’Organisation ? Tout se passait très bien jusqu’ici.
- Jusque là, tu étais trop jeune.
- Trop jeune pour quoi ?
- Mais, trop jeune pour l’Opération bien sûr.
- L’Opération ? »
Sans même savoir ce qu’il en retournait, Twee pouvait sentir la majuscule dans sa voix. C’était quelque chose de grandiose, d’important. Quelque chose qui était maintenant possible. Elle ne savait pas ce qu’ils entendaient par Opération. Allaient-ils faire pression sur elle avec une quelconque maladie ? C’était impensable.
« Ah, l’Opération... C’est le principal but de ta visite ici, le savais tu ? »
Non, pas vraiment. Non, elle n’était pas au courant qu’elle était venue ici pour s’entendre parler d’opérations, au contraire. Will reprit la parole :
« Dès qu’une personne atteint sa quinzième année, il lui est possible de subir une opération. L’Opération. Avec un O majuscule, car c’est une grande étape. S’il la subit avec brio, ses capacités physiques, psychiques ou élémentales sont grandement augmentées, ou alors naissent et croissent. Cependant, malgré cela, peu choisissent de recourir à l’Opération. Et peu sont sélectionnés. Car il est plutôt rare de survivre à une modification aussi importante du corps humain, parce que la Nature les rejette parfois. Et nous ne pouvons pas faire courir de risques inutiles à nos membres : nous sommes trop peu. »
Twee fixa Tad. Cette dernière, elle en était sûre, était une Opérée. Une modifiée. Un Mutant. Un monstre. Alors elle avait raison depuis le début : elle n’était pas humaine, pas normale. Mais elle l’avait été, et elle avait renoncé à cette humanité, pour du pouvoir.
« Quel rapport avec moi ? »
Elle se doutait de la réponse. Elle ne savait pas pourquoi, mais ils voulaient qu’elle soit une Modifiée. Et, en effet, ses doutes se confirmèrent :
« Depuis que tu es au cirque, tu fais preuves de capacités physiques intéressantes, et tu as un mental de fer : c’est la meilleure qualité pour survivre à l’opération. Et en sortir plus puissante que tous les autres.
- Certains sont bien meilleurs que moi.
- Il sont modifiés, ou alors ne sont pas assez fort.
- Et si je refuse ?
- Nous te tuerons. »
Un froid s’installa dans la salle.
« Et... Pourquoi ? »
Will eut un sourire triste, comme s’il compatissait vraiment à la position dans laquelle il la mettait :
« Nous ne pouvons risquer de te voir devenir une Arme pour l’Organisation. »