Chapitre II
Un automne passa.
Puis un hiver.
Puis un printemps.
Et un été.
Et encore un automne.
Et toute une autre année encore.
Deux de plus.
Quatre ans plus tard, la petite fille au manteau rouge avait grandi. Elle avait muri, forci, était devenue quelqu’un d’actif au sein du cirque. La petite fille au manteau rouge. Elle n’était pas la plus jeune, mais presque. Pourtant, quelque chose en elle était cassé, déplacé. Comme s’il y avait eu une défaillance dans le produit d’origine. Ses cheveux blond cendrés étaient devenus une crinière de lion, descendant jusqu’en bas de ses reins, ses yeux étaient devenus plus bleus encore, foncés et envoutants. Fine, musclée, elle était presque rachitique : les temps étaient meilleurs qu’avant, mais elle mangeait très peu, le corps marqué par une croissance difficile. Ca n’était pas qu’elle se rendait malade, ni ne mangeait pas à sa faim : elle mangeait tout simplement peu, par simple habitude, son estomac resserré demandant de la nourriture rarement et très régulièrement. Son horloge biologique était bien plus balancée que chez la majeure partie des êtres humains. Les animaux, eux, peuvent baser leurs journées uniquement sur leurs besoins, alors que la plupart des hommes ont le besoin constant de vérifier une montre, une horloge. Pourtant, après le retournement, tout a changé : les piles se sont vite faites rares et les appareils ne donnèrent rapidement plus l’heure. De toute façon, elle avait perdu toute son importance. Et maintenant, plus de vingt cinq ans après le drame, le temps perdait de plus en plus son sens. Seules importaient les saisons, le mouvement des grues dans le ciel.
Quatre ans, ça ne signifiait rien, plus rien. Les arbres autour du cirque avaient encore grandi, à un vitesse plus qu’effarante, recouvrant presque d’un dôme coloré les trois chapiteaux et les roulottes. D’ailleurs, la petite fille n’avait jamais pu se résigner à dormir de nouveau dans ces maisons de bois. Elle n’avait jamais profité qu’une seule fois d’un lit, et peut être n’en profiterait-elle plus jamais. Oh, elle comprenait bien la stupidité de cet acte, mais elle n’en était tout simplement pas capable : ces roulottes la fascinaient mais elle refusait de dormir de nouveau dans l’une d’entre elles. Après tout, une catastrophe est si vite arrivée ! C’est pourquoi elle avait élu domicile dans un arbre bleuté, au tronc de la couleur du chocolat noir légèrement tâché d’argent, comme si la lune avait pleuré sur son écorce. Elle adorait son arbre, et sans l’abimer s’était aménagé un petit coin personnel, tendant des toiles et du plastique pour se protéger des pluies, pliant un nombre incroyable de couvertures, partout. Seuls les jours de grand vent l’empêchaient de dormir ici, et elle se réfugiait alors sous le chapiteau principal, transie de froid mais pourtant nullement frustrée. Car, à toute heure du jour ou de la nuit, il y avait toujours quelqu’un pour s’entrainer dans sur un coin de sable. Parfois, c’était les lions qui étaient de sortie, plus souvent il s’agissait d’une danseuse qui révisait pour la centième fois les pas de son ouverture. De temps en temps, la petite fille se retrouvait elle même au centre de ce cercle, maintenant. Elle trouvait ses talents dérisoires, mais les utilisait avec ardeur et une grâce insoupçonnées. Elle savait marcher sur un fil, jongler avec de longs bâtons enflammés, caresser les fauves. Elle ne savait rien faire, elle avait pourtant tout essayé. Elle ne pouvait être clown ou Loyal, il lui arrivait très peu de parler, quand à captiver la foule c’était tout le contraire. Oh, ses grands yeux bleus et se chevelure cendrée attiraient l’attention, ses manières lentes et implacables pouvaient intéresser, mais elle ne savait pas donner de vie à son entourage : elle se sentait comme un oiseau de mauvaise augure au milieu d’une fête foraine.
Son manteau rouge n’existait plus. Trop petit, elle avait du le jeter, mais ça n’avait été que pour en retrouver un autre peu de temps après. A vrai dire, elle avait déjà longuement cherché avant de perdre le premier, et sut donc ce qu’il lui fallait faire lorsque les coutures crièrent grâce. Son manteau rouge ne signifiait rien de particulier pour elle, c’était juste un manteau trop grand, puis trop petit, que sa mère lui avait donné pour lutter contre le froid. Mais elle n’avait pas songé une seule seconde à l’abandonner pour toujours, ni même à en choisir un autre de couleur différente. Elle était rouge, et c’était tout. En quatre ans, elle n’avait pas plus changé que ça. Elle parlait peu, et si tout le monde la connaissait de vue, peu se targuaient de pouvoir connaître qui elle était vraiment. Une onde de mystère l’entourait, tout comme cette onde entourait Lied. Ce dernier, à la mort de la mère, s’en était voulu longtemps, à plus forte raison parce que la petite fille était devenue plus froide et distante. Comme si elle n’avait plus confiance, ne pouvait plus faire confiance. Il lui avait fallu du temps, se comptant en semaines, pour qu’ils puissent à nouveau échanger quelques mots, et ces derniers étaient encore rares et longuement pensés et choisis. Il n’y avait plus rien de spontané dans leur relation : la petite fille l’évitait comme elle évitait tout le monde, et lui était gauche en sa présence, incapable de choisir quelle attitude adopter. Il aurait été tellement plus simple qu’elle se contente d’être heureuse de bénéficier de tout ce confort qu’offrait le cirque pour les gens qui, comme elle, venaient de loin ! Mais non, cette petite fille qui vous regardait du haut de son mètre vingt semblait vous accuser de penser ça d’elle. Elle qui vous regardait comme elle regarderait un objet curieux. Et puis, au fil du temps, elle s’était légèrement déridée. Légèrement. Ils se reparlaient, avec le magicien, et passaient du temps ensemble. A ne rien dire. Simplement à profiter de la compagnie silencieuse de l’autre, les yeux rivés dans le vide, adossés à un arbre, chacun de son côté mais ensemble. Leurs sujets de conversation étaient rares, disparates, mais souvent emplis des mots comme rêve, espoir et avenir.
Monsieur Loyal, ou aussi Hohenstaufen, plus communément appelé Owen - parce qu’Hohenstaufen, pour une petite fille, c’est très long et compliqué et c’était très vite devenu le vieux fou (ou le vieux con) d’Owen - dirigeait l’endroit. Ce dernier était en quelque sorte le membre Premier de l’organisation du Cirque. Mad Circus. Oui, ce lieu s’apparentait à une gigantesque organisation, où toute personne n’ayant nulle part où aller pouvait s’installer, à condition de pouvoir donner du rêve aux autres ou au moins de ne pas entraver la vie de ses camarades. De nombreuses personnes étaient de passage, restaient une journée, deux, et partaient pour ne plus jamais revenir. D’autre restaient plusieurs semaines, puis ne pouvaient résister à l’appel de la route. Parfois, l’un d’entre eux revenait, et alors c’était joie et retrouvailles. Souvent, ils étaient rapidement considérés comme morts, ou on abandonnait au moins tout espoir de les voir revenir. Et d’autres, enfin, pouvaient considérer cet endroit comme leur maison. C’était maintenant le cas de la petite fille. Mais c’était surtout le cas du dresseur de chevaux, Saël, du montreur de fauves, Sébastien ou plutôt Seb, des cinq danseuses d’orient comme d’occident incapables à distinguer entre elles ou presque, de la vieille aux bougies, de la mélangeuse d’herbes, de trois clowns farceurs mais pourtant tristes, du magicien bien évidemment... Ils étaient beaucoup à être ici. Rassemblés par l’amour du cirque, mais surtout de l’espoir et de la vie simple en communauté. A la création de cet amas, de nombreuses années plus tôt, aucun n’était artiste. Qui avait travaillé dans un bureau, qui dans le bâtiment, qui avait été riche, et qui pauvre. Tout cela n’avait plus eu la moindre importance. Ils s’étaient tous posés dans cet endroit glauque de prime abord, et s’étaient organisés. Puis de temps en temps, des gens arrivaient. Restaient. Partaient. Jusqu’à ce que l’endroit devienne constamment animé, constamment souriant. Il était très difficile de résister à l’euphorie générale, à l’enjouement de la troupe. Oh, on voyait bien que de la tristesse se cachait derrière les sourires. On le savait. Mais on le taisait, on le cachait, car notre tristesse ravivait celle des autres, et que plus une personne était triste, plus l’humeur du groupe s’en ressentait.
Au bout d’un moment, ils avaient eu des numéros. Pour former une sorte de hiérarchie, d’unité. Il n’y avait aucune honte à avoir un numéro inférieur à un autre, ça n’était pas un véritable rang, sauf pour les premiers chiffres, et on les laissait bien volontiers : la masse de travail rendait parfois cela bien plus pénible que de vivre simplement. Il y avait donc Un, le vieil Owen-Loyal, puis Deux, la vieille aux bougies, celle qui avait terrifié la petite fille lors de son arrivée, et Trois une petite femme ressemblant à une souris en train de sourire, Quatre et Quatre les jumeaux qui s’occupaient sans cesse des alentours du cirque, Cinq le magicien... Il serait trop fastidieux de les nommer tous, bien trop ennuyeux aussi, autant pour moi de les écrire, que pour vous de les lire. De toute façon, dans quelques pages, ces noms ne vous diront plus rien. Ah, il y avait Demi aussi. Half. Zéro Point Cinq. Demi, Dummy. C’était un homme qui était arrivé, un jour, à Mad Circus, et qui y résidait depuis. Il ne disait jamais rien, on supposait qu’il ne savait pas parler. Il ne semblait pas très intelligent, ne prenait jamais l’initiative, mais ne se montrait jamais agressif. La petite fille en avait longtemps eu une peur bleue, avant de finir par l’accepter et l’ignorer. C’était le gentil benêt du cirque, aidant partout, étoile nulle part. Impossible à manquer, impossible à se souvenir.
La petite fille au manteau rouge appréciait cette nouvelle vie, si on pouvait considérer cela comme une vie. Elle était nourrie à sa faim, on lui prêtait de quoi dormir, et elle aidait, même si personne ne le lui demandait. Ici un coup de main, là un coup de pouce, sans un mot mais avec une efficacité redoutable. En échange, on lui apprenait. A jongler, à développer sa souplesse, comment devenir plus fort, plus rapide, plus endurant, plus actif, plus utile. Elle avait touché les fauves, était monté sur l’éléphant, savait mener des chevaux le long de la piste et s’en occuper, lire écrire et compter jusqu’à l’infini si l’envie lui prenait. Mais il y avait peu de livres, et l’infini était bien trop loin pour être un but envisageable. Elle emmagasinait le savoir, utile ou non, comme une éponge absorbe l’eau. Chaque matin était semblable au précédent, mais apportait son lot de nouveauté, son lot de savoir nouveau. Ce lieu était une véritable utopie, un rêve dans un cauchemar.
Pourtant ce n’était pas sa place. Plus elle y passait de temps, plus elle trouvait que quelque chose clochait. Tout était trop bien organisé, tout le monde s’entendait trop bien, il y avait trop peu de frictions. Comme si quelque chose ou quelqu’un les empêchait de se battre, d’être en désaccord. La petite fille avait une grande qualité : elle savait comprendre le monde qui l’entourait. Les personnes qui la côtoyaient. Elle savait ce qu’il fallait faire, dire, pour attirer telle ou telle personnes, ou pour l’éloigner. Elle ne parlait jamais, mais avec le temps elle avait appris à écouter. Au début, c’était parce qu’elle ne savait que peu faire des phrases, et elle n’avait jamais à l’esprit ce qu’elle pouvait dire, ce qu’elle avait le droit de dire, ou même parfois ce que la situation appelait. Elle pouvait regarder pleurer quelqu’un sans penser à le réconforter, non pas par absence de compassion mais parce qu’on ne le lui avait pas appris, parce que personne autour d’elle n’avait jamais consolé une autre personne. Parce que jamais sa mère ne l’avait consolé, ni n’avait eu besoin d’être consolé. Alors elle avait observé, avait compris comment on s’attendait à ce qu’elle réagisse, cependant elle n’avait jamais accepté de correspondre à leurs standards. La petite fille au manteau rouge n’était pas semblable aux autres, elle était d’une autre espèce, celle qui observe et qui survit. Celle qui se bat pour survivre et ne fait rien pour vivre. La petite fille avait vite remarqué quelque chose d’étrange, cependant. Malgré sa méconnaissance en matière de sciences humaines dans un contexte normal, elle ne comprenait pas ce qui liait toutes ces personnes si différentes entre elles. La plupart n’avaient rien à faire là. Les numéros Dix huit, Dix neuf et Vingt, par exemple. Elle les voyait rarement, et pourtant il paraissait qu’ils étaient indispensables au cirque. Malgré son attention et même le fait de les avoir parfois filé, Twee n’avait jamais réussi à découvrir ce qu’ils faisaient de leurs journées : Ils finissaient toujours par lui échapper, alors qu’elle se retournait vivement, surprise par un bruit ou un mouvement, en train de se cacher. C’était comme s’ils percevaient sa présence et s’arrangeaient pour la semer.
Ca n’était pas grand chose. Mais à force de laissez trainer ses oreilles partout, elle avait entendu plusieurs rumeurs étranges. A propos du cirque, de son histoire, de son origine, aussi. Toutes les versions se marchaient dessus, se recoupaient, se contredisaient, et il était impossible de saisir une seule histoire de ce charabia. Cependant, toutes étaient d’accord sur un point : ça n’était pas par hasard qu’existait Mad Circus. L’idée de la recherche d’un savoir ancien et oublié était récurrente, même si elle n’éveillait aucun écho dans l’esprit de la petite fille. Un savoir ancien et oublié ? Le savoir qui avait poussé les hommes à construire ces bâtiments qui les entouraient, à construire des maisons qui grattaient les nuages et chatouillaient la plante des pieds de la planète ? La ville, la petite fille n’y allait jamais. Elle en avait le droit, ou tout du moins personne ne l’empêchait d’y aller, mais elle en avait peur. C’était sombre, gris, hostile. On ne savait pas ce qu’il y avait derrière, tout était sauvage, tout était gris tailladé de vert. Alors qu’ici, à l’intérieur, tout était magnifique, coloré. Tout était parfait. On ne s’y ennuyait pas, la tâche et le travail ne manquaient pas, les habitants étaient sympathiques. Et il n’y avait plus jamais d’ombres, elles étaient tenues éloignées par ces centaines de milliers de bougies qu’on allumait tous les soirs. Certains y passaient de longues minutes, d’autres en allumaient deux, trois, pour pouvoir déclarer y avoir participé. Cependant, tout le monde regardait cette place faite de l’alliance du savoir et de la nature comme un joyau. Personne ne voudrait jamais tuer cet endroit, il était trop précieux. Il représentait une victoire de la population humaine sur ce qui l’avait chassé. Il représentait l’adaptation d’une race lors de son renouveau.
N’est-ce pas ?
Dans tous les cas, ceci ne l’intéressait pas outre mesure. Elle n’était pas particulièrement curieuse. En fait, tout ce qu’elle souhaitait, c’était qu’on lui foute la paix. Alors, un beau matin d’hiver, lorsqu’elle se réveilla sous la neige, elle ouvrit de grand yeux. En quatre ans, elle n’en avait encore jamais vu autant : elle recouvrait tout d’un voile diaphane, protégeant les plantes du gel, glaçant les os des hommes. La petite fille se leva et secoua les draps qui pendaient au dessus de sa tête pour les décharger avant qu’ils ne s’affaissent. Heureusement qu’elle avait déjà tendu la toile, ou alors jamais ça n’aurait tenu, et elle aurait fini trempée et transie de froid. Elle se leva, s’étira. Une belle journée commençait, une journée pareille à toute autre. Elle soupira, se frotta les yeux, chercha à chasser la fatigue. En quelques années, elle s’était un peu ramollie, mais peu, si peu. Toujours, le matin, elle se levait en même temps que le soleil, malgré le fait que la veille elle se couchait maintenant bien après qu’il ne se soit couché. Mais il y avait tant à faire ! Ici, chaque jour était une découverte. Trainer auprès des personnes du cirque était merveilleux. Elle glissa doucement le long du tronc et atterrit sur le sol, ses pieds nus s’enfonçant dans la neige froide. Elle frissonna, et se hâta vers les trois chapiteaux pour s’engager dans le plus petit. Là, elle se frotta longuement les pieds pour ne pas risquer d’en perdre un bout, avant d’enfiler quelques affaires qu’elle gardait dans un coin, tout près d’un radiateur à batterie. C’était une des rares choses qui tournaient encore à l’électricité dans le coin, et elle ne profitait un maximum. Pour faire sécher ses affaires, les garder au chaud, voir n’importe quel truc qui méritait de rester au chaud. En fait, elle avait vite compris que les autres personnes n’y faisaient pas trop attention, à ce radiateur, alors elle l’avait subtilement déplacé pour l’utiliser à son maximum. Et ça payait. Elle enfila une paire de grosses chaussettes noires, puis des bottes qui lui montaient jusqu’au genoux, avec un minuscule soupir de soulagement. C’était parfait. Elle en profita aussi pour se changer en vitesse, mettant un pull et un manteau bien plus chauds. Dans l’arbre, il y avait tellement de couvertures qu’elle pouvait se permettre de dormir avec peu, mais pour la journée c’était une autre histoire. Elle avait beau bouger beaucoup, c’était l’hiver, et elle se trouvait trop au nord pour crapahuter pieds nus. Une fois habillée, elle hésita. Qui aller voir ? La vieille folle aux bougies ? Non, bien qu’elle soit gentille, elle lui tiendrait la jambe pendant des heures. Le magicien ? A cette heure-ci, il dormait toujours elle en était sûre. Alors, qui ? Les danseuses aussi, dormaient encore. En fait, le matin, ils étaient peu à se lever. Il y avait bien l’homme aux chevaux, mais elle n’avait pas très envie de le voir. Oh ! Elle savait. Elle allait aller réveiller l’astrologue. Celui qui s’amusait à lui apprendre le nom des étoiles et à se repérer de nuit. Il devait dormir, ou alors n’être pas encore couché, mais ça ne faisait rien : la fille au manteau rouge pouvait aller le déranger à toute heure il la remercierait d’être venu pour telle ou telle raison et lui offrirait à boire, pour finir par disserter pendant des heures sur ce qui les entourait. Une soirée qu’elle s’ennuyait, elle avait toqué à la roulotte, la prenant pour une autre, et avait découvert cet individu étrange qui l’avait invité à entrer et lui avait tenu la jambe pendant plus d’une heure en dissertant sur les fourmis. Et en sortant, d’humeur un peu noire, elle s’était rendu compte qu’elle avait appris des centaines de choses, cette journée. Elle qu’elle en était ravie. Peut être accepterait-il qu’elle pose des questions ? Habituellement, elle ne parlait pas, comme avec tous les autres. Cependant, c’était aussi parce qu’il expliquait terriblement bien, et omettait rarement de dire quelque chose. Elle se souvient encore de la première fois qu’elle avait ouvert la bouche en sa présence.
« ... Et alors, à ce moment, le dragon entra dans une furie folle ! Il cracha vers le ciel, s’y envola, et s’accrocha la queue aux étoiles. Ces dernières, pour le calmer, durent lui promettre de lui réserver une place avec elles lorsque lui, le dernier des dragons, mourrait. Et enfin...
- Pourquoi le dragon veut-il devenir étoile ?
- Mais pardis !, pour... Hé ! Mais tu parles ! Tu n’es pas muette, ni ralentie, finalement. Je me posais vraiment des questions, tu sais ? »
A ce souvenir, un fin sourire se dessina sur ses lèvres. C’était à l’époque où il s’était mis en tête de lui apprendre tous les contes qu’il avait pu croiser dans touts les pays dans lesquels il avait voyagé. Parce qu’il lui avait expliqué le concept de pays, la géographie aussi. La fille ne savait pas encore précisément où ils étaient, car l’astronome lui-même disait ne pas savoir, bien qu’elle doutât qu’il n’en ait aucune idée. Cependant, elle se contentait de cette réponse : savoir où elle était ne l’aurait pas avancé à grand chose. C’est pour ça qu’elle se dirigeait vers sa case, plus haute et plus sombre encore que toutes les autres. Parce qu’elle appréciait ses histoires, et parce qu’il ne posait jamais de questions. Il se contentait de parler, de long en large, pour s’occuper et pour l’occuper. Sa compagnie lui suffisait. Elle aurait aimé passer du temps comme ça avec d’autres personne, mais dès qu’elle apparaissait ils se donnaient comme devoir de la mettre à parler. Et si elle avait le malheur de dire une parole, alors là c’était fini. Ils se targuaient de réussir à la faire parler, et essayaient de la faire parler encore plus, ce qui la plupart du temps l’exaspérait. C’est pour ça qu’elle recherchait particulièrement la compagnie de personnes parlant beaucoup ou n’aimant pas du tout parler. Une cohabitation silencieuse ou un dialogue à sens unique. Elle s’approcha de la porte et toqua doucement. Elle savait qu’il n’en fallait pas plus. Et, en effet, un bruit de pas feutré se fit entendre, puis la clenche pivota légèrement. La porte s'entrebâilla doucement et deux yeux fatigués surmontés d’une touffe de cheveux poivre et sel apparurent. Visiblement, cette personne n’avait pas beaucoup dormi. Si seulement elle avait dormi. La jeune fille le regarda dans les yeux, et il répondit simplement en reculant pour la laisser passer. C’était une des seules roulottes où elle réussissait à se persuader d’entrer, et elle soupçonnait que c’était aussi le fait de ces longues tiges d’encens qui brûlaient sur les meubles. Tout était en bois de couleur acajou, dans des tons chauds et rassurants. Deux ou trois peintures étaient accrochées au mur, ici représentant un bateau, là une créature fantastique étant la représentation de ce qu’elle pensait être un dragon. Elle laissa glisser ses yeux sur le mobilier, et ils se posèrent doucement sur le hamac. Elle adorait cette chose, ayant longtemps envisagé de s’en installer un entre les branches de son arbre. Ca ne rappelait aucun mauvais souvenir, et c’était aérien, étonnant. Cependant, elle se demandait comment il pouvait dormir là dedans sans avoir mal au ventre. Elle alla directement s’asseoir sur une chaise rembourrée, remontant ses genoux sur sa poitrine. Allait-il se mettre à parler, comme il avait l’habitude de le faire ? Allait-il allumer sa pipe, dont il avalait la fumée en creusant les joues et faisant des grimaces ? Elle l’observa en ouvrant grand les yeux, attentive. Elle s’amusait à essayer de prévoir ses prochains mouvements. Il la regarda. Il savait ce qu’elle faisait, c’était un homme particulièrement intelligent, et son plus grand plaisir était, à chaque fois, de la surprendre avec un élément nouveau. Il s’avança donc vers la bibliothèque et en sortit un livre. Il y en avait des centaines d’autres, la plupart massés sur des étagères composant la fameuse bibliothèque, et certains éparpillés partout, par manque de place et d’organisation. La pièce était globalement bien rangé, mais les livres... Trainaient partout. La jeune fille fronça les sourcils. Elle n’aimait pas les livres. Elle avait du mal à suivre les mots qui s’alignaient en courant sur les pages. Elle avait du mal à comprendre le sens de la plupart de ceux qu’elle arrivait à déchiffrer. Mais c’était aussi la jalousie qui lui faisait ne pas aimer ces livres. Ce qu’en disaient ceux qui savaient lire lui donnaient l’eau à la bouche. Elle aussi, aurait aimé pouvoir s’évader au loin, partir sur un navire dans la grande mer bleue ou dans l’océan, plonger dans les tréfonds des eaux chasser du calamar géant, où grimper au sommet des montagnes pour découvrir monstres yéti et marmottes frileuses.
« Il fait froid, dehors. Un thé ? Ou un café, peut être ? Mais il me semble que tu préfères le chocolat. Quel enfant tu fais ! »
Il parlait seul, donnait les questions, les réponses. Le plus impressionnant était le fait qu’il tombait la plupart du temps sur ce qu’elle préférait. Et il le voyait. Les rares fois où il se trompait, il ne lui proposait pas deux fois la même chose. Un jour, elle avait découvert ici détester les olives, petites denrées qu’il disait détenir d’un temps ancien. Eh bien, malgré le fait qu’elle ait retenu son expression de dégout, quelque chose en elle dut le renseigner, car jamais plus elle ne vit de ces petites choses noires et vertes en sa présence. Elle eut un léger sourire de nouveau, se collant contre le dossier du siège. Il y avait peu de place dans les roulottes, faites pour bouger autant que pour vivre, mais c’était quelque part très agréable, cette promiscuité et cette chaleur. Des bougies brûlaient, ajoutant à l’atmosphère presque lourde créée par les encens, et un nuage de fumée perpétuel flottait. Le vieil homme s’affaira longuement dans un coin de cuisine, cherchant dans le livre et tournant les pages. Elle se demandait ce qu’il faisait : un livre n’était-il pas fait pour vivre des aventures ? Ou alors, peut être était-ce une histoire faite pour être lue dans une cuisine ? Parfois, elle ne comprenait pas vraiment tout ce qu’il se passait autour des livres. Certains étaient fait pour être lus lorsqu’on s’ennuyait, d’autres lorsqu’on était prêts à les lire. Certains ne s’ouvraient jamais, car on était jamais assez mûrs pour les ouvrir. On en abandonnait parfois, on les finissait souvent. Alors pourquoi pas un livre à lire à la cuisine ? Quelques minutes plus tard, le vieil homme revint avec deux tasses sur un plateau accompagnées d’une grande cruche argentée. Le tout semblait onduler, sans que jamais une seule goutte ne tombe : il devait avoir fait cela des années durant. Il remit d’un mouvement vif une paire de lunettes sur le haut de l’arête de son nez, puis déposa le plateau sur une table avant de s’affaisser par terre. Petit Déjeuner. Ou Diner. Ou même Déjeuner. C’était avec lui incapable de savoir, tant son rythme était irrégulier. Il plaça une tasse devant la jeune fille.
« Chocolat. Je peux te garantir que tu n’en as jamais bu du comme ça, et j’espère bien que tu t’en souviendras toute ta vie ! Puisse-t-elle être longue et pleine de joies. Surtout, laisse un peu refroidir, c’est très désagréable de se brûler la langue : ça irrite des jours durant. Si tu veux, tu peux mettre du lait ou du sucre dedans, mais je te le déconseille vraiment : il est meilleur légèrement amer comme ça. Tu n’imagines pas le mal que je me suis donné pour réunir ces ingrédients ! Trouver du cacao en cette époque, c’est comme chercher de l’uranium avant le retournement, ou de la gentillesse en temps de guerre : c’est difficile mais faisable ! Par contre, je serais toi, je ne le laisserait pas refroidir, ce serait tellement dommage ! »
La jeune fille resta immobile quelques secondes. Elle était toujours impressionnée par le débit de mots que cet homme pouvait faire entendre à la minutes, elle avait rarement vu ça. C’était si silencieux, avant... Avant que sa vie ne change. La route, la route toujours, et les seuls bruits provenant de leurs pas feutrés ainsi que du chant des oiseaux du chemin. Elle saisit une tasse et laissa la chaleur se répandre le long de ses doigts, de ses mains. C’était tellement agréable... Elle approcha la tasse de son visage, laissant la fumée glisser le long de ses joues. C’était brûlant, mais il faisait froid : c’était terriblement bon. Elle resta ainsi, immobile. Elle n’écoutait pas vraiment ce que son compagnon lui racontait. Il savait qu’elle ne l’écoutait pas. Et elle savait qu’il le savait. Mais pourtant il continuait à parler, et le rythme sur lequel il le faisait la berçait doucement. Il ne parlait pas trop fort, sans être un bourdonnement de fond agaçant. C’était comme un bruit nécessaire, auquel on s’habitue, et dont on se rend compte uniquement lorsqu’il disparaît. Elle se laissa aller sur le dossier, baissa le breuvage, hésita. Le meilleur qu’elle n’aie jamais bu ? Il avait sûrement raison, il se trompait rarement sur ce genre de choses. Elle trempa le bout de ses lèvres dans le chocolat, passa une langue dessus. C’était doux et amer à la fois, sucré et crémeux. Elle ouvrit de grands yeux. La température était parfaite, et elle n’avait peut être en effet jamais bu quelque chose d’aussi bon. Elle avala une grande gorgée, qui coula le long de son corps, la réchauffant. C’était magique. Une seconde gorgée. Chaque fois, elle avait l’impression de manger un bout de rêve. Elle reposa la tasse alors qu’elle était à moitié vide. L’Astrologue l’observait sans ciller, un petit sourire aux lèvres, observant sa réaction. Il avait toujours une longueur d’avance sur elle. Il en savait toujours plus, et appréciait ce sentiment. La Jeune Fille, elle, lui en aurait presque voulu, si elle n’avait pas apprécié autant ce lieu. Alors, elle se contenter d’être.
Longtemps, elle l’écouta en sirotant sa boisson. Puis elle laissa ses jambes redescendre et toucher le sol. C’était une sorte de signal : elle était prête à partir, elle avait eu sa dose de bruit et de chocolat, sa dose minimum pour pouvoir tenir la journée. Parfois, cette pause durait des journées entières, parfois cinq minutes. Parfois, elle ne venait pas durant des semaines, parfois elle passait tous les jours. Ca n’était pas important. Le plus important était qu’à chaque fois qu’elle toquait à cette porte, une paire de lunette chaussée sur deux yeux gris l’y attendaient. Le vieil homme s’étira, bailla et remballa le plateau, vidé. Ca ne le dérangeait pas. Tout du moins paraissait-il : il était impossible de savoir à quoi pensait ce cerveau au sujet de quoi que ce soit. Peut être en fait attendait-il impatiemment qu’elle parte à chaque fois mais n’osait pas le lui faire remarquer, en bon petit vieux qu’il était ? Peut être appréciait-il tout simplement sa compagnie : tout ces si qui accompagnaient chaque question, chaque supposition. Par exemple, avez vous déjà observé des passants ? Non, je n’ai pas dit regardé, j’ai dit observé. Ne vous êtes vous jamais demandé ce qu’il en était de leur vie, ce qu’ils avaient fait, quel était leur travail, leurs motivations, leurs rêves ? Ne vous êtes vous jamais dit « Et si cette personne s’arrêtait et m’adressait la parole, que devrais-je faire ? Peut être aurait-il une nouvelle incroyable à m’annoncer, peut être voudra-t-il du feu. » C’est un jeu auquel tout le monde peut se prêter. Mais vous avez beau vous poser des questions, si vous n’allez pas parler à cette personne, si vous restez à faire vos suppositions, vous n’en saurez jamais plus, et vous perdrez l’occasion d’en apprendre plus, peut être pour toujours.
La Jeune Fille allait se lever lorsque quelqu’un frappa à la porte. Elle se crispa. Personne n’avait jamais frappé à cette porte à part elle, elle en aurait juré. Tout le monde criait, entrait, toquait parfois pour entrer comme si ça ne signifiait rien, partout. Sauf ici. Peu de monde étaient amis avec l’Astrologue. Elle n’avait jamais vu personne d’autre franchir le pas de cette roulotte. L’Astrologue, justement, fronça les sourcils. Les coups frappés avaient été formels, impersonnels. Il eut un mauvais pressentiment. Il ne pouvait pas faire sortir la Fille au Manteau rouge, mais elle ne pouvait pas non plus rester là, c’était bien trop dangereux. Car il savait très bien qui se trouvait de l’autre côté de la porte. La Jeune Fille, à moitié levée, se rassit sur la chaise. C’était une façon polie de montrer qu’elle était assez impolie pour montrer comprendre qu’elle n’aurait pas du rester. Cependant, elle avait envie de savoir. Après tout, elle avait passé de longues heures ici...
La personne présente à l’extérieur réitéra ses coups, frappa plus fort. Elle s’impatientait légèrement. Après tout, il faisait froid dehors, la neige devait lui arriver au niveau des genoux, voir même rentrer dans ses bottes et être très inconfortable. Le vieil homme soupira et alla ouvrir la porte. Un cri se fit entendre :
« Ah, Professeur Vilks ! Nous avons...
- Taisez vous, triple buse, taisez vous donc ! Vous n’avez aucune autorité pour parler ici ainsi. Un imbécile de votre espèce ne devrait même pas être ici ! Et sûrement pas habillé comme vous l’êtes. Partez, partez !
- Mais il y a...
- Taisez vous ! Partez, j’ai dit !
- Mais...
- Vous ne comprenez donc pas ce que je raconte ? Get out ! Geht weg ! Mine ära ! Allez vous en ! »
Le vieil homme lui ferma la porte au nez, les sourcils froncés. La Jeune fille savait parfaitement ce qu’il allait faire. Il allait essayer de se débarrasser d’elle pour aller s’occuper de ses affaire, résoudre ce problème si important. L’autre l’avait appelé Professeur Vilks... Elle grava ce nom dans sa mémoire. Elle en aurait sûrement besoin plus tard. Cette personne qu’elle considérait comme un proche ne lui inspirait tout à coup plus du tout confiance. Cependant, elle ne se hâta pas. Prudence est mère de sureté. Elle ne pouvait pas risquer, d’un mouvement brusque, de faire quelque chose de malheureux. Elle ne devait pas avoir l’air dangereuse, sauf si elle maîtrisait la situation, ce qui n’était pas le cas. Elle ne devait pas...
Elle se rendit compte qu’elle pensait de nouveau comme elle. Twee prit une grande inspiration. Ca n’était rien. De toute façon, personne ne vivait dans les environs du cirque, et même si c’était le cas, qu’importait ? Cet homme pouvait venir de n’importe où, n’être qu’un harceleur de bas étage, ou un ami ennuyeux. Bien sûr, il avait été formel, et alors ? Ca ne voulait absolument rien dire. Mais la Jeune fille n’y croyait pas. Elle savait qu’il y avait quelque chose ici qui se tramait, et ce depuis bien avant qu’elle n’arrive. Elle se leva, se dirigea vers la porte. Le vieil homme la regarda, et décida de ne pas se justifier et de la laisser partir. A vrai dire, c’était peut être la meilleure façon de ne pas en dire trop. Elle était fine, un mot nous est si vite échappé... La Jeune Fille attrapa la poignée de porte et ouvrit doucement le panneau de bois. De l’autre côté, effaré, trainait la personne qui avait tenté d’entrer en contact avec le Professeur Vilks. La voyant sortir, il lui attrapa le bras et la regarda dans les yeux.
« Petite ! Tu dois absolument le persuader de venir au QG ! C’est important, le... »
Une autre personne sembla apparaître derrière lui avant qu’il n’ait fini sa phrase, et le frappa au niveau de l’arrière du crâne. Doucement, mais ce dernier se tut tout de suite. Il se retourna, pâlit.
« Vous aviez dit qu’il fallait...
- Mein Herr, Avez vous oublié les règles élémentaires de politesse et de sécurité ? Excusez vous, puis partez, nous en reparlerons plus tard. »
Il acquiesça, se tourna vers la jeune fille et s’inclina avant de s’excuser. Elle ne dit rien, le laissant faire : il était en tord. Même si c’avait été bénéfique pour elle, en quelque sorte. Le jeune homme qui venait d’arriver devait avoir quelques années de plus qu’elle, se tenait droit et avait le regard froid. Ses yeux, aussi gris que ceux du professeur, plus clairs peut être encore, la fixaient. Il avait le port de quelqu’un habitué à la discipline et aux ordres, habitué à obéir et à se faire obéir. Et c’était aussi un gradé, à première vue, car déjà la personne venant de se faire réprimander, plus âgée, n’avait pas eu le droit de répliquer. Il fixa La Jeune Fille pendant plusieurs minutes, laissant un silence froid s’installer. Il n’y faisait pas attention, peut être même tentait-il d’utiliser ce silence pour l’intimider. Mais la Jeune Fille acceptait doucement ce silence, comme si ce dernier glissait sur elle, et se contentait de le fixer, le regard froid et inexpressif. Elle ne savait pas ce qu’il avait traversé, mais elle doutait qu’il ait, comme elle, gagné le droit de vivre. Pas le droit de tuer, non, ni de décider ! Simplement le droit de vivre. Et elle ne laisserait personne lui ôter ce droit. Lorsqu’elle en avait discuté avec le magicien, ce dernier avait ri, et l’avait appelé Fille de Liberté. Elle n’avait pas bien compris. Elle voulait simplement vivre non ? La liberté n’avait rien à voir là dedans. Au bout d’un moment son interlocuteur fronça les sourcils, il n’avait pas de temps à perdre. Il hésita visiblement à dire quelque chose, mais se retint et se dirigea vers la porte d’un pas décidé et élastique. Si elle n’était pas sûre qu’il n’habitait pas au cirque, la Jeune Fille aurait juré qu’il faisait partie de la troupe. Son regard vif, ses mouvements reptiliens, et cette vague d’autorité, tout en lui le prédisposait à en faire partie. Il était sûrement capable de faire des choses hors du commun, de s’imposer sur scène, et s’il n’avait pas l’air capable de rire, il était sûrement possible pour lui de subjuguer les foules. Elle inspira doucement, troublée. Le vieil homme, si sympathique, n’était peut être pas ce qu’il semblait être . Il y avait toujours à se méfier des personnes intelligentes, elles sont rarement innocentes dans les complots.
Elle se reprit et se dirigea doucement vers le chapiteau. Elle n’avait envie de voir personne d’autre : il y avait ici matière à réfléchir. Surtout, elle se demandait d’où venaient les deux personnes aperçues plus tôt. Elle s’était habituée à la présence de groupes de personnes, bien que pour elle ça se résumât aux personnes de la troupe et aux nomades, mais elle trouvait cela étrange, que de voir deux inconnus débarquer sans affaires de voyage comme s’ils étaient chez eux, et amis avec l’Astrologue de longue date. Oui, vraiment intéressant.
Ce fût la première fois qu’elle eut envie d’aller voir de l’autre côté de la frontière. Cette frontière naturelle formée par les arbres multicolores, si grands et magnifiques, si protecteurs. Elle se demanda, pour la première fois, si ces protections n’étaient pas en fait des barreaux, les barreaux d’une cage dorée. Et puis, ces arbres semblaient tellement peu naturel ! En quatre ans qu’elle était ici, ils faisaient maintenant plus du double de leur taille initiale. Elle ne s’y connaissait pas beaucoup en biologie, n’ayant appris que ce qu’on avait bien voulu lui apprendre, mais elle savait que les arbres ne poussaient pas aussi vite, surtout les arbres aussi gros et massifs que ceux-ci. Elle observa les oiseaux qui se posaient sur les branches, piaillaient. Elle avait envie de voir ce qu’il y avait dehors. Peut être, enfant, était-elle passée à côté de quelque chose d’important, là dehors ? Peut être que les yeux plus jeunes alors ne pouvaient voir que la dureté de sa condition, et pas ce qu’il se trouvait exactement devant elle ? Elle eut envie de nouveau de poser ses yeux sur ce paysage de pierre et de verdure, de voir ce qu’il s’était passé en quatre ans qu’elle s’était enfermée.
Tout à coup, les arbres colorés l’oppressèrent. Pourquoi l’herbe était-elle verte, les petites plantes vertes, et ces arbres multicolores ? Aussi loin que remontaient ses souvenirs, rarement elle avait vu des arbres autres que verts et bruns, et ces arbres là étaient plus ternes, moins joyeux. Moins effrayants. Elle se détourna, observa les alentours.
« Twee ! Tweenie ! Viens voir par là ma chérie, on a des tas de trucs à faire si ça ne te dérange pas ! »
Tweenie. Elle n’appréciait pas trop ce surnom, mais il venait aux gens si naturellement qu’elle n’avait pas eu le coeur de protester, de plus, ça ne la dérangeait pas plus que ça : ça n’était qu’un nom. Tant qu’elle pouvait garder celui de Twee, que Leid lui avait donné, elle s’estimait heureuse. Elle n’avait aucun amour particulier pour cet ensemble de voyelles et consonnes, mais c’était le nom qu’il lui avait donné. Il lui avait dit, plus tard, que ce nom ne lui convenait pas du tout, qu’au contraire il aurait du lui donner un nom moins sucré, mais elle s’en fichait. L'étymologie ne lui importait en elle même que très peu. Elle se tourna vers la dame qui l’appelait : une jeune mère qui venait d’accoucher de jumeaux (« Des enfants qui grandiront et seront identiques ») et qui prenait Twee pour sa première fille, au grand damne de cette dernière qui faisait tout pour l’éviter. Oh, elle était gentille ! Ca, personne ne pouvait dire le contraire. Mais elle était aussi très agaçante. C’était le genre de personne à qui vous ne pouviez pas dire non sans les froisser, mais à qui vous ne pouviez pas dire oui sous peine de vous faire suivre à toute heure. Elle ne connaissait tout simplement pas le sens du mot silence, mais le problème était surtout qu’elle demandait une participation active à la conversation de la part de la Jeune Fille. Cette dernière recula de quelques pas et désigna du doigt l’arbre dans lequel elle vivait, se fendant de quelques mots :
« Désolée, Matie, j’ai énormément de choses à faire avec la neige de cette nuit !
-Oh, je vois ! Ne t’inquiètes pas, je me débrouillerai ! »
Sauvée. La Jeune Fille s’en voulut. Un peu. Elle détestait qu’on lui force la main, et c’était exactement ce que faisait Matie. Matie numéro Douze. Elle se rendit compte alors qu’elle n’avait pas eu de numéro, que ce soit officiellement ou officieusement, alors que même Timmy, le petit nouveau, qui n’avait pas même trois ans, avait le vingt-cinquième. Ca n’était pas qu’elle ne s’en était jamais rendu compte, non : c’était qu’elle ne s’en était jamais inquiétée. Elle n’avait pas de numéro, jusqu’ici elle n’avait pas même eu de nom, était-ce si dérangeant que cela ? Pour elle, non. Ce n’était qu’un moyen de se distinguer des autres, et parfois on n’en avait pas besoin. Elle se dirigea vers son arbre bleu et argent, grimpa dans les branches comme un écureuil et se positionna juste au niveau d’une fourche. C’était comme si l’arbre avait poussé de la meilleure façon possible pour créer un siège. Elle se laissa aller, le dos contre le tronc, et se mit à réfléchir. Elle ne savait pas ce qu’elle allait faire, elle avait toujours beaucoup de mal pour prendre des décisions. Mais elle avait envie de faire quelque chose qui sortait de l’ordinaire, de cet ordinaire dans lequel elle avait fini, elle, par prendre ses habitudes. Elle entendit quelqu’un approcher, se pencha en avant. Des cheveux bruns foncés, mi-longs et en bataille, des yeux bleus, un chapeau venu d’un autre âge...
« Lied ! Que fais tu ici ?
- Twee ? Je me demandais où tu étais passée. Il fait froid, tu devrais dormir à l’intérieur, vraiment. Ou au moins sous le chapiteau.
- Ne t’inquiètes pas pour moi. Je suis passé chez l’Astrologue.
- Oh. D’accord. Je grimpe. »
Le Magicien n’aimait pas l’Astrologue. La Jeune Fille ne savait pas pourquoi, mais elle en était sûre. Cependant, ça n’était pas ses affaires : elle voyait qui elle le souhaitait. Et en effet, pas une fois il n’avait tenté de la dissuader d’y aller. Leid alla s’asseoir une ou deux branches plus haut et laissa doucement pendre ses jambes. Il sortit un livre de poche de son manteau, et commença à s’installer pour lire. Comme si c’était parfaitement normal. A vrai dire, ça l’était : il passait beaucoup de temps ici, et ne dérangeait pas du tout Twee qui vaquait à ses occupations de son côté, ou alors la plupart du temps somnolait ou regardait les environs avec curiosité. Elle n’aimait pas beaucoup lire, rappelons le, mais laisser son regard trainer partout ne l’ennuyait pas le moins du monde. Elle pouvait ainsi repérer le chemin de chacun s’amuser à anticiper leurs actions, comme une reine regarde comment fonctionne la ruche. Et puis, au bout d’un moment, elle finissait toujours par se lever pour aller aider à droite ou à gauche, car il y avait toujours besoin d’aide ici. Que ce soit, en ce moment, pour déneiger ou retendre une corde qui se relâchait, pour nourrir les bêtes ou servir d’assistant, il y avait toujours à faire. Mais à cette heure, elle n’avait pas envie. Pas envie qu’on lui parle, qu’on lui demande d’aider encore, de rester stoïque devant une flamme ou des couteaux. Aujourd’hui, elle n’avait envie que d’être paresseuse et d’attendre dans son arbre.
Elle y crût, une heure. Deux. Puis quelqu’un se présenta au bas de son arbre et toqua sur le tronc, après être resté quelques temps immobiles. Elle, depuis tout ce temps, le fixait sans même l’aider. C’était celui qui était venu tambouriner chez l’Astrologue. Tout de suite, Leid fût au bas de sa branche, et plus accessible de Twee. Cette dernière se retrouvait presque cachée. Avant que rien n’arrive, elle posa sa main sur l’épaule de son camarade et le repoussa doucement. Il était chez elle, et le problème la concernait. Visiblement, il n’était pas de son avis car il resta planté devant elle, et lui ordonna d’un mot sec de monter plus haut. Visiblement, à cause de ce qu’il s’était passé quelques temps plus tôt, sa condition avait changé. Son visage se durcit et elle agrippa véritablement l’épaule récalcitrante. C’était sa maison. Son arbre. Elle n’était pas stupide, et savait que quelque chose dont elle n’avait pas idée et la dépassait avait lieu. Cependant, elle ne voulait pas plus longtemps rester dans l’ignorance : sa vie en dépendait peut être. Elle repoussa donc violemment Leid vers le bout de la branche, et il fut tellement surpris par cette marque d’agressivité qu’il manqua de tomber et dut lui céder la place lorsqu’elle descendit d’un pas souple pour se jeter à terre. Elle ne l’invitait pas dans l’arbre. Tout le monde n’avait pas le droit à une petite visite. Rares étaient même ceux qui osaient s’approcher pour jeter un coup d’oeil. Elle toisa son invité qui recula instinctivement d’un pas. Il avait l’impression de se trouver face à un homme de fer, alors que devant lui n’était qu’une petite fille dans un long manteau rouge. Il se reprit rapidement et se mit au garde à vous :
« Damoiselle Twee ? Je suis chargé de requérir à votre compagnie. Si cela ne vous importune pas, j’aimerais pouvoir vous guider vers mes supérieurs. »
Il se savait visiblement pas quoi dire. On lui avait dit d’être poli, et il n’en avait pas vraiment l’habitude, ça se voyait comme un nez au milieu de la figure, de plus il avait déjà fait une faute plus tôt dans la journée : il jouait peut être ici sa place. Une sorte de punition, en quelque sorte.
« Twee ! »
Lied. Décidément. Il ne lâcherait pas l’affaire. Elle se retourna et lui jeta un regard froid.
« Il me semble que cela ne te regarde pas, Lied.
- Twee, tu ne comprends pas... Tu ne sais rien !
- Je pense qu’il serait peut être temps d’y remédier non ?
- Non ! Enfin, oui, peut être...
- Lied. Je pense pouvoir choisir. »
Ce dernier regarda la jeune Fille au Manteau rouge. Il avait parfois eu l’impression d’en être le père, le temps d’une soirée peut être, une soirée magique. Mais plus rien n’avait été pareil : on lui avait donné des ailes, et on les lui avait coupé dans la même foulée. Elle aurait pu s’envoler, et voilà qu’elle était enfermée dans sa cage. Et lui, Leid, était un des principaux acteurs de cette pièce tragi-comique. Lorsqu’il s’en rendit compte, il recula d’un pas. Elle avait le droit de choisir. A quatorze ans, elle n’était pas une femme, mais elle n’était plus une enfant. Et peut être avait-elle plus de sagesse encore que lui, qui pourtant marchait sur cette terre depuis plus longtemps encore. Il soupira. Il avait voulu la sauver, en l’amenant ici, centre de tous les rêves. Pourtant, au lieu de vivre ce rêve comme elle aurait dû, elle avait choisi d’en faire partie en tant que représentant. Elle avait eu envie de faire partie des murs et des meubles, de faire naître un rêve pour les autres. Il lui avait donné Blanc, elle avait choisi Noir. Leid ne la comprenait pas. Pourtant, il resta dans l’arbre, immobile. Il n’avait aucun droits sur elle. peut être était-ce mieux, je plus, qu’elle sache. Qu’elle commence à comprendre ce qui se tramait ici. Pourquoi étaient rassemblés des personnes de tous horizons. Twee reporta son attention sur le soldat qui était toujours immobile, attendant avec curiosité que les choses se débloquent. Visiblement, les choses allaient se passer beaucoup mieux qu’il ne l’avait craint. Il s’inclina en voyant qu’elle le regardait de nouveau. Twee reprit la parole d’une voix neutre.
« Je vous remercie de votre invitation. Si vous voulez bien me guider...
- Tout de suite, ma Dame... »
Parodie d’un jeu depuis longtemps oublié, Twee aurait, si elle avait connu ces temps anciens, put lui abandonner une main ou un bras. Mais elle était avant tout une fille de la nouvelle ère, et elle emboîta le pas long et rapide de l’homme en vert foncé. Un vert sûrement presque invisible en forêt, mais qui se détachait parfaitement sur fond de neige. Des crissements se firent entendre : Leid les suivait. L’homme en vert hésita mais ne pouvait rien dire : il n’avait il l’avait bien vu aucune autorité sur ce genre de personnes. Et Twee l’ignora. Elle était même plutôt contente qu’il les suive, et en quelque sorte couvre ses arrières. C’était une présence rassurante, sûre. Car si elle avait envie de savoir, une partie d’elle se méfiait grandement de tout ce qu’elle allait potentiellement découvrir. Ils se dirigèrent droit vers la roulotte de l’Astrologue, qu’elle avait quitté quelques heures plus tôt. Mais de celle-ci s’élevait un raffut presque incompréhensible. Mais des mots qui transparaissaient, elle pouvait comprendre qu’elle était le sujet principal de cette dispute.
« Quatre ans ! ... ‘vous rendez compte ? ... Pas au courant... Communication... ET ALORS ? Elle pourrait être... Ne vous défendez pas ! Vous savez parfaitement quelles sont les règles, et vous les avez enfreinte ! Et vous n’êtes pas le seul ! »
A mesure qu’ils approchaient, ils entendaient de mieux en mieux le sujet, les phrases. Ils ne se cachaient pas. La Jeune Fille au manteau rouge se demanda pourquoi. Après tout, le reste du cirque aurait pu entendre non ? Ou peut être pensaient-ils qu’il n’y avait pas d’oreilles dans le coin. Ou que même si on surprenait leurs mots, ça n’était pas grave. Leur guide frappa doucement à la porte, et le silence se dit instantanément. Comme s’ils s’étaient mis peu à peu à parler fort, à crier, sans s’en rendre compte. La porte s’entrebâilla presque tout de suite, laissant voir celui qui les avait intercepté plus tôt. Le gradé. C’était troublant de voir une tête autre que celle du Professeur Vilks dans l’entrée. Twee s’avança et se présenta, bien droite, devant cet inconnu. Ce dernier la fixa de nouveau intensément, comme s’il souhaitait à tout prix la faire plier. Mais elle refusa de céder, et il ouvrit plus largement la porte pour lui permettre d’entrer. L’Astrologue était là, lui aussi, comme elle avait pu l’entendre. Il était différent de d’habitude : ses cheveux en bataille et ses lunettes descendant sur le bout de son nez lui donnaient plus l’air coupable qu’autre chose. Il avait sûrement pensé à des tas de problèmes, mais visiblement pas ceux là. Il restait des places assises de libre, mais Twee s’avança et se planta bien au milieu de l’unique pièce. Montrant qu’elle n’était pas ici pour se soumettre à leur désir, mais plutôt pour exiger certaines choses. Leid n’essaya même pas d’entrer, mais la Jeune Fille saisit un échange de regard avec celui qui l’avait convoqué. Eux aussi, se connaissaient. C’était comme s’ils se connaissaient tous et qu’elle était la seule laissée de côté, la seule à ne pas appartenir à ce monde.
« Twee, c’est ça ? Bonjour, Twee, et bienvenue.
- ...
- Il est de choses importantes que nous devons discuter.
- ... »
Il parlait comme à un gamin. Cérémonieusement, lentement, avec des mots simples. Quelques instants, Twee se demanda s’il ne se foutait pas carrément d’elle. Elle fronça les sourcils.
« Je ne sais pas qui vous êtes, mais je trouve que vous vous y prenez très mal. Je pense qu’il aurait déjà été plus poli de commencer par vous présenter, surtout si vous savez déjà qui je suis. »
Engagement, premier sang. Le sourire doux qui transparaissait jusque là chez son interlocuteur sembla vaciller. Elle entendait presque ses dents crisser. Qu’il était bon de voir quelqu’un réagir ainsi ! Elle n’appréciait pas du tout son attitude, et souhaitait qu’il en change. Cet échange était en train de devenir une véritable guerre, une bataille, un duel. Les armes seraient les mots. Les boucliers, le silence. Il avait visiblement envie de répliquer quelque chose de sec et rapide, mais il finit par accepter la touche et recommença à tâter le terrain :
« Oui, oui... Bien sûr. Je suis le général Hyäne.
- Général ?
- Euh, oui. Tu sais ce qu’est un général ?
- Oui, je sais ce qu’est un général, mon général.
- Je ne suis pas vôtre général, enfin à proprement parler.
- Mais vous êtes général non ?
- Oui, enfin, pas le vôtre, et... »
Il s’emmêlait les pédales. Il essayait de se raccrocher à un sujet sérieux, à essayer de reprendre le contrôle de la conversation, mais il avait pris Twee pour une imbécile et elle venait de lui faire perdre pied en quelques secondes grâce à une ou deux répliques stupides. Il n’aurait pas été compliqué de détourner son attention, mais il n’avait juste pas saisi sa chance, avait été happé par ses préjugés. Elle était jeune : elle devait être stupide. Le général stoppa bien vite la conversation qui ne menait nulle part pour entamer un autre sujet :
« Ca fait quatre ans que tu es là. Comment te sens tu ici, au cirque ? »
La question n’avait aucun sens. Il aurait du lui demander ce qu’elle savait, ce qu’elle avait deviné, ce qu’elle avait vu. Et lui dire que c’était dangereux, lui expliquer qu’elle devait partir, ou recevoir un numéro. Mais que pour recevoir un numéro elle devait devenir d’ici. Twee fronça les sourcils.
« Si c’est pour me faire perdre mon temps, j’apprécierais que vous le fassiez rapidement, Sieur Hyäne. Je suis occupée, et je suppose que vous aussi avez d’autre choses à faire que de discuter avec une gamine d’une quinzaine d’années à peine. Je vous serais grès de nous épargner tout deux. »
La général gronda. Son sourire se fissura légèrement. Cette fille l’agaçait au plus haut point à tout faire et dire comme si elle détenait la Vérité ! C’était dur à avaler, pour quelqu’un qui avait passé des années à s’entrainer pour monter en grade et enfin obtenir une lichette de respect, que de se faire remballer par une simple gamine, en effet. Il eut une moue désobligeante.
« Bien. Tu ne vas pas sans savoir quand dans le monde, tout a changé il y a une trentaine d’années, un peu moins peut être. Eh bien à cette époque, les hommes, nombreux, aimaient la guerre, et surtout le savoir. Et pour le savoir, ils se sont battus. Personne ne sait véritablement ce qu’il s’est passé, toujours est-il que tout a changé, et que la nature est en train de nous avaler : c’est pourquoi le cirque a été créé. Nous faisons tous partie d’une association tellement grande que même la catastrophe ne nous a pas tous décimé, grâce à notre prévoyance. Ce lieu est une sorte de point de rendez-vous. Personne d’autre n’était censé arriver ici. Personne ne savait même que tu étais là. »
A cette dernière remarque, il jeta un regard froid à l’Astrologue. Donc, en fait, personne n’était ici par hasard. Tous, ici, avaient un but, une mission. Le cirque, tout ça, n’était qu’une... Couverture ? Twee fronça les sourcils. Ca n’avait aucun sens : pourquoi utiliser une couverture, et pourquoi se donner tant de mal ? Personne ici ne leur en voulait. Elle n’eut pas le temps de trop y réfléchir que le Général reprenait son monologue :
« Ce qui est bien sûr inacceptable. Nous ne pouvons laisser personne entraver notre route, nos recherches, car tout autour de cette place se trouvent, sous terre pour la plupart, d’anciens laboratoires d’avant-retournement. Ces recherches prennent du temps, la nature nous empêche activement d’y accéder. Voilà, c’est tout. Si tu souhaites en savoir plus, il te faudra prouver être digne de confiance. Je t’ai dit ça, car tu l’aurais sûrement découvert toute seule, et parce que tu mérites certaines explications. Cependant, je n’irai pas plus loin. »
Twee fronça les sourcils. Il en avait trop dit, ou trop peu. Comment pouvait-elle vouloir rester dans l’ignorance ? Elle se rappela un fait ancien. Des gens mouraient, ici, pour le savoir. Ce dernier était-il si important que la vie des hommes en devenait moindre ? Il y avait de nombreuses choses dans son histoire qui n’étaient pas clairs voir carrément douteux. Pour le souci de la science ? Pourquoi donc ? il n’y avait plus rien, maintenant, pour faire la science. Elle prit la parole d’une voix neutre.
« J’imagine que pour en savoir plus je vais devoir recevoir un numéro ?
- ... Tu n’as pas même de numéro ? »
Elle se rendit compte qu’elle n’aurait peut être pas du dire ça, en fin de compte. Visiblement, c’était important.
« Je croyais qu’elle était chez nous ! »
Regard noir et effrayant à l’intention de l’Astrologue. Ce dernier, qui jusque là s’était bien tenu, eut un petit gloussement, comme si tout cela faisait partie de son plan, d’un long plan mis en place depuis plusieurs mois. Le Général n’apprécia pas vraiment ce jeu qui venait de s’engager, et de nouveau Twee put voir les muscles de sa mâchoire se contracter. C’était comme voir un lion battre de la queue de plus en plus fort, se retenant de planter ses griffes quelque part. Ce dernier finit par frapper la porte de bois qui se fendit légèrement sous le choc et sortit. Twee hésita quelques secondes, lui laissa le temps de s’éloigner, et sortit à son tour. L’Astrologue resta seul dans la pièce, assis sur son hamac, un sourire aux lèvres. Tout se passait comme prévu, tout allait parfaitement bien.
Dès que Twee eut mis le nez dehors, le Magicien lui attrapa le bras et la tira plus loin. Sa mine inquiète indiquait tout.
« Le Général semblait bien en colère... Qu’eas tu donc fait ?
- ... Tu le connais ?
- ... Euh. »
Vendu. Il s’était vendu. Twee le regarda droit dans les yeux. Alors comme ça, il savait des choses. Et visiblement, il en savait beaucoup, au vu de son air coupable. Lied se mordit la lèvre, puis se tut. Le silence se posa doucement, ce silence artificiel qu’elle trouvait autrefois si reposant et dont elle percevait maintenant la nature cachée. Dans ce silence, tout semblait mort. On entendait parfois le cri de quelqu’oiseau, mais c’était en fait bien plus rare que sur la route, tout était si mort... Elle se détourna, et s’en retourna vers l’arbre qu’ils avaient quitté quelques minutes auparavant seulement. Tout avait été rapide, mais il restait de nombreuses choses à éclaircir. Et puis, il y avait un point que la Jeune Fille n’arrivait toujours pas à comprendre : pourquoi un cirque ? Il y aurait eu de nombreuses explications tellement plus simples ! Mais non, il y avait le cirque. Et ses représentants. Twee arriva devant l’arbre, et se rendit compte qu’elle avait froid. La neige rendait les déplacements difficiles, noyait tout, feutrait tout. Et puis, elle lui arrivait presque aux genoux, et elle avait les jambes glacées. Elle piétina sur place, avant de sauter pour attraper une branche basse et se hisser à la force des poignets. Le grain du bois lui écorchait la peau, du sang commença légèrement à perler. Elle s’en fichait. Elle ne savait pas pourquoi, mais ça l’ennuyait que le magicien ne lui ait jamais rien dit. Oh, pour l’Astrologue, elle s’en fichait : il avait bien de s secrets et d’autres sûrement plus noirs que ça encore. Et puis, elle ne lui avait jamais vraiment fait confiance : elle appréciait sa compagnie mais c’était tout. Lied, par contre... C’était autre chose. Elle se rendait compte maintenant qu’il venait peut être d’ailleurs. D’un autre monde. Où les petites filles en manteau rouge n’ont pas leur place, n’existent pas. Et que c’était peut être pour ça qu’il l’avait déposé dans le cirque. Comme pour s’en débarrasser. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il faisait de son temps libre, et elle eut soudain l’intime conviction qu’elle aurait du savoir. Que ce n’était peut être pas si anodin que ça. Elle serra fortement la branche, s’écorchant encore plus la paume des mains. Il ne l’avait pas suivi, pas cette fois. Non, il ne pouvait pas toujours la suivre. Et puis, la venue du Général voulait sûrement dire quelque chose, et il avait sûrement des as de gens à informer, si ce dernier n’était pas venu depuis plus de quatre ans. Ou alors ils l’avaient bien caché, même si ce n’était pas très dur. Elle se massa longuement les jambes pour relancer la circulation sanguine au mieux, car le froid la paralysait. Elle grimpa plus haut, se glissa dans toutes les couvertures encore légèrement chaudes, et laissa le temps au tas de chiffon de monter en température. Cela ne mit que quelques minutes, et enfin elle s’arrêta de trembler. Elle avait envie de rester là. Elle ôta son manteau et le plaça par dessus les couvertures encore, couche supplémentaire contre le froid, et se laissa aller à somnoler. A cette heure ci, c’était tout ce dont elle avait envie. Il n’était pas très tard, mais elle n’avait pas envie de réfléchir. Pas envie qu’on la dérange. Et pourtant, juste après qu’elle se soit installée, elle entendit le bruit de quelqu’un qui s’enfonçait dans la neige. Elle releva la tête, agacée, tenta d’apercevoir qui était présent au bas de l’arbre. C’était le général. Elle n’avait pas envie de le voir, lui encore moins qu’un autre. Il était tellement gauche, la prenait tellement pour une imbécile ! Pourtant, elle se releva et enfila son manteau, montrant bien qu’il la dérangeait. Il eut au moins le mérite de paraître gêné. Mais à peine. Ca n’était pas son travail, d’être gêné pour les autres. Il lui adressa un salut qu’elle jugea militaire, bien qu’elle n’ait jamais vu de militaire auparavant. Mais dans sa posture, tout indiquait l’appartenance à une force organisée. Elle descendit souplement de sa branche, atterrit sur la dernière et l’observa.
« Oui ? »
C’était presque un exploit. Signe de son intérêt pour ce qu’il avait à dire. Sinon, elle se serait sûrement contenté de l’ignorer et de retourner se reposer, ou alors elle l’aurait observé d’en haut, un sourcil relevé. Elle s’assit confortablement sur la fourche, montrant par là qu’elle ne descendrait pas plus bas. C’était une façon, assez simple et gamine il était vrai, de montrer sa supériorité et le fait qu’elle était chez elle. Lui n’était qu’une personne débarquant en un lieu qui lui était inconnu. Oh, il connaissait le cirque ! Mais il ne connaissait pas cet arbre, et il ne la connaissait pas, elle.
« Twee. Je voudrais vous parler. »
Et voilà, encore une phrase inutile. Il parlait trop, pour dire trop peu de choses. Elle ne répondit pas, le laissant continuer. Une phrase pour le rabrouer aurait été simple à trouver, mais n’aurait fait que ralentir le rythme de la conversation et ne lui aurait rien apporté.
« C’est au sujet du Cirque. »
... Sans blague. Il avait vraiment beaucoup de mal à arriver dans le vif du sujet. Twee décida de l’aider un peu, ou ils y passeraient la journée :
« Bon. Général, vous pillez les vestiges de l’avant-retournement, non ? Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi. Pourquoi tout ceci pour se cacher ? Tout le monde se fiche de ces expériences, je suppose. »
En fait, Twee était vraiment très curieuse, pour oser faire une phrase aussi longue à un inconnu. C’était peut être le premier à la faire parler autant en si peu de temps. Elle s’en fichait, elle voulait juste savoir. Elle savait que parler autant procurait des informations sur qui elle était, mais après tout elle n’était personne. Elle ne pouvait rien faire, à part regarder les alentours et admirer une situation. Elle pouvait peut être être sarcastique, aussi, ça elle savait faire, le peu qu’elle ouvrait la bouche. Mais ça n’était que ça.
« Non. Non c’est faux, tout le monde ne s’en fiche pas justement. En fait, nous ne sommes pas les seuls sur le cirque. Mais je préfèrerais ne pas le hurler.
- Ah parce que vous allez me donner des informations privées alors que je n’ai pas même de numéro ? »
Vive et réactive, Twee était une véritable catastrophe à vivre avec. Elle ne lisait pas beaucoup, savait à peine compter, mais son esprit était ordonné et faisait preuve d’un grand sens pratique : elle avait, comme on disait, le chic pour mettre le doigt sur les choses qui faisaient mal.
« Je n’ai pas le choix. »
Et visiblement, s’il l’avait eu, il n’aurait pas fait ce choix là. Twee était vraiment intéressée maintenant. Pourquoi n’avait-il pas le choix ? Pour pas que quelqu’un d’autre ne le lui raconte ? Pour pas qu’elle n’aille fouiller de son plein grès et fourrer son nez partout ? Ou tout simplement sur un ordre de son supérieur ? Elle n’en savait rien, elle ne savait pas si elle avait envie de savoir. Cependant, il avait une bonne raison, et elle voulait en savoir plus. Mais elle ne voulait pas descendre de son arbre. Ni l’y laisser monter. Elle soupira, remonta de quelques branches et lui fit un signe de main. C’était sa maison, autant s’y comporter comme dans sa maison : s’il était incapable de monter tant pis pour lui. Mais elle se trompait lourdement : d’un mouvement fluide il agrippa la base de l’arbre et se hissa comme si de rien n’était. Ce n’était pas le fait d’avoir réussi qui l’interpela, mais l’aisance avec laquelle il était monté. Cet homme n’avait pas perdu son temps. Twee s’assit au milieu des couvertures, sans lui laisser de place. Il n’était pas vraiment invité : il n’avait fait que s’inviter tout seul, à son point de vue. De toute façon, ça n’était qu’un arbre : il n’y avait rien d’autre que des branches et quelques trucs à grignoter. Le Général ne s’en fâcha pas, et au contraire s’assit à même le sol en tailleur. Comme si c’était là sa place. Il hésita quelques secondes, chercha ses mots. Il n’aimait visiblement pas beaucoup parler. Peut être préférait-il agir... Twee s’enroula plus encore dans les couvertures, et lui en proposa une. Il accepta, se lova dedans. C’était assez étonnant, ce jeune homme en uniforme enroulé dans une couverture grise qui avait du être rapiécée une centaine de fois au moins. C’était le début de l’après midi, et c’était le début de l’hiver, mais Twee avait l’impression d’être un de ces soirs froids, tellement froids que vous aviez l’impression que vous alliez mourir cette nuit. Ces nuits froides que l’on passe à plusieurs pour ne pas déprimer seul, à parler de choses et d’autres et à écouter les contes des plus vieux. Ces derniers se faisaient rarement prier pour raconter des choses et d’autres, certaines vraies, la plupart totalement invraisemblables. Mais en ce jour, ce dont ils avaient à discuter n’était pas joyeux, n’était pas trivial. C’était même plutôt déprimant. Le Général finit par prendre la parole d’une voix calme et posée. Il avait mis de l’ordre dans ses idées, c’était plus simple. Surtout que l’histoire était longue, venait de loin.
« C’est une histoire qui a commencé il y a de nombreuses années...
... A cette époque, la terre était encore prospère. Non, l’homme ! était encore prospère. Toutes ces ruines dont tu connais l’existence étaient debout, fiers, pointés vers le ciel et grattant le ventre des nuages. Nous étions nombreux, trop presque. Une ville comme celle qui nous entoure, de taille pourtant modeste, pouvait abriter des centaines et des centaines de personnes, assez pour remplir deux, trois, cinq grands chapiteaux et qu’il y en ait encore à se masser dehors. Chaque pièce, chaque étage était habité. Et les hommes dominaient la terre. Ils la cultivaient, l’affamaient, la desséchaient. Ils avaient développé une technologie de pointe, grâce à laquelle on pouvait communiquer à des centaines de kilomètre de distance sans même bouger de chez soi, ou commander à manger, à boire, ou des fournitures sans se lever de sa chaise. Un monde où deux classes étaient bien présentes : les riches et les pauvres. Oh, la distance entre les deux était toute relative : relative aux périodes, à quelques mois près parfois, relatives aux lieux et aux distances... Mais les différences étaient grandes. Et puis, impossible de réguler la vie d’autant de personnes sans devoir sacrifier certains aspects... Plus humains. A cette époque, il était simple de communiquer et de planifier de grandes choses à distance, c’est ce qui a rendu possible l’émergence de deux grandes organisations. La première fut longtemps répandue sous le nom de l’organisation Z. Z, une simple lettre facile à faire, facile à retenir, facile à noyer au milieu de tout. Cette organisation, au début principalement constituée de fanatiques, était une sorte de groupe qui avait pour morale : retrouvons nous après l’apocalypse. Mais cette organisation fut bientôt détournée par l’armée, américaine tout d’abord, puis par les services secrets de tout pays, avant de devenir notoriété publique : l’organisation Z devint la plus grande banque de donnée scientifique qui n’ait jamais existé. L’idée était que si une catastrophe survenait, ils seraient les plus organisés, et ceux étant les plus aptes à se réorganiser après la catastrophe. Les trois quarts de ce que l’on disait sur eux était faux, bien entendu. Peu savaient la vérité : un réseau étonnamment bien organisé, principalement grâce à internet, indépendant des langues, pays et richesses. Tout ce qui importait, c’était la mise en commun et la sauvegarde d’un savoir le plus pointu possible. Ce réseau était géré par les meilleurs, les fuites d’information étaient rares, et bientôt même l’armée dût se résoudre à ramasser les miettes de ce que le renard faisait tomber par inadvertance. Ce réseau était composé de centaines de millions de personnes, mais seuls quelques uns et les plus grands étaient vraiment importants. Ils possédaient les clés de l’humanité entre leurs mains.
Mais ça ne plaisait pas à tout le monde. Un groupe, en particulier, se forma. Comme pour afficher dès le départ leur animosité, ils se nommèrent les A. Juste les A, il n’était pas ici question d’organisation, plus d’une grande communauté. Cette dernière comprenait de nombreuses personnes du commun qui ne pouvaient pas supporter être mis à l’écart comme ça pour ce qu’ils considéraient comme une sorte de racisme entre les intelligents et les stupides. C’était manichéens, mais la communauté avait besoin de cette idée pour justifier leurs actions de révoltés. A, A comme Anarchie, nom que finit par prendre le groupe bien que rares étaient les idéaux suivis ainsi. Mais ce groupe comprenait aussi de nombreuses personnes influentes, soit par volonté de couler l’équipe adverses, les tensions étant fortes dans le milieu, soit simplement par conviction personnelle. Les tensions augmentèrent rapidement, une guerre silencieuse fit rage durant de nombreuses années. Cette dernière se déclara tout d’abord sur internet, où le conflit était simple mais agressif, puis se propagea dans les médias. Toute la publicité était sponsorisée par de grandes marques, et cette guerre prit un tournant risible. Ils se battaient à coup d’advertising comme de vulgaires chiffonniers, eux qui prônaient le savoir ou la liberté.
Puis le retournement eut lieu. Personne, pas même plus de vingt ans après, ne sait ce qu’il s’est passé. Certains disent que c’est la faute de l’Organisation Z, qu’elle a été trop loin, qu’elle a provoqué cette catastrophe pour confirmer ses dires. Pour prouver sa légitimité. Certains racontent que c’est la faute des A, qu’ils tentèrent tant d’entraver les Z qu’ils ne réussirent qu’à produire une catastrophe à grande échelle. D’autres croient que les Z avaient raison, que toute cette catastrophe devait arriver, que les A étaient des imbéciles. La majorité pensaient qu’ils n’avaient tout simplement aucun effet sur la catastrophe, que ça n’était qu’une coïncidence. C’était l’explication la plus plausible, elle fut adopté par la plupart. A, Z, et les autres : le monde se divisait alors en trois parties, indépendantes des pays, libérées par la communication vocale, par le net. Mais après la catastrophe, tout changea. La plupart étaient morts, les têtes étaient coupées. Mais certains persistaient. Les ondes radio passaient encore, et juste après la catastrophe, certains objets magnétiques et ondulatoires pouvaient fonctionner. Ca ne dura pas...
Mais un rendez vous fut fixé, pour ceux qui purent être contactés. »
Le Généra s’arrêta quelques secondes. Ca ressemblait à un mythe, une histoire oubliée depuis longtemps, que tout le monde connaissait mais que tout le monde ignorait, comme si c’était trop douloureux. Quelques secondes, Twee songea à cet autre monde. Un monde où les hommes étaient nombreux, tant qu’ils se marchaient dessus et se décimaient. Un monde où une vie ne signifiait rien ou presque. Un monde trop plein, trop développé, trop trop. Elle pouvait clairement voir les vices apparaître devant ses yeux. Après tout, c’était déjà si simple pour eux, perdus et seuls, de se battre, de se haïr, alors avec autant de personnes autour ? Mais déjà, Hyäne reprenait son histoire, après avoir soupiré.
« Un rendez vous fut fixé, au même endroit, pour les A et les Z, l’Organisation et la Communauté.
Et cet endroit, c’est cette ville. Depuis plusieurs années, des centaines de personnes liées par leurs convictions essayent de trouver cet endroit dans lequel tu es arrivée par hasard. Cette ville, modeste, presque inconnue, est le territoire de la plus grande guerre que la terre n’ait jamais connue : une guerre de rapidité, une guerre d’espionnage, une guerre de vols et de triche. Une guerre nouvelle, où les armes se taisent, et où l’impensable est l’habitude. Cette ville est un bastion, et le cirque...
Le cirque est le coeur de la bataille. Ici, c’est un oasis. Mad Circus. Ici, chacun est égal. Organisation, Communauté, c’est pareil : nous sommes des hommes. C’est un cirque, le but est de faire rire les gens, de les étonner, de leur en mettre plein les yeux, de leur procurer un rêve. De leur faire garder espoir. Mais en contrepartie, la proximité attise les convoitise. Les échauffourées sont nombreuses, violentes, rapides. »
Twee repensa à l’attaque qu’avait subi sa... Mère, quelques années plus tôt. Elle n’avait plus jamais été témoin de tels évènements, mais ils étaient visiblement monnaie courante. Ici, la moyenne d’âge n’était pas très élevée, et visiblement ça n’était pas par cause de vieillesse ou de maladie. La Jeune Fille soupira à son tour. Elle se rendait compte que sous l’emballage sucré, Mad Circus portait bien son nom. Alors chaque personne ci présente pouvait être casée dans une catégorie ? Comment avait-elle atterri au milieu de tant de problèmes ?
« Cependant, tout reste invisible. Car si quelque chose se sait, la personne concernée aurait enfreint les règles de Mad Circus. Et celui qui enfreint les règles est exécuté. »
Exécuté. Un mot si dur... Ils étaient si peu, pouvaient-ils vraiment se le permettre ? Il restait peut être moins de quelques centièmes de pourcents de la population initiale de la terre, et ils s’éliminaient toujours entre eux ? Parfois, elle n’avait pas l’impression de faire partie de cette espèce. Les hommes lui semblaient tellement illogiques ! Elle avait vécu tant de temps loin d’eux, sans avoir besoin d’eux... Elle ne comprenait pas même ce besoin qu’ils avaient de faire de grands groupes pour ne pas se sentir seuls, le besoin de connaître tant de personnes, tant d’autres gens. Après tout, elle avait bien vécu seule avec la même personne pendant plus de dix ans, et elle n’était pas différente d’une autre. Tout du moins le pensait-elle.
« La peine de mort est nécessaire. Nous ne pouvons pas nous permettre de détruire ce monde, cet oasis, par cupidité. De toute façon, toutes les personnes prenant part à ce conflit ont accepté ces risques il y a longtemps. »
Ah ? Donc, elle avait pris connaissance de ce conflit, elle devait maintenant en respecter les règles ? Et avait-il au moins une bonne raison pour lui faire respecter ces mots ? Elle eut un petit rire.
« Je ne suis pas d’accord. »
Le Général la regarda en haussant un sourcil. Parce qu’elle pensait qu’elle avait le choix, dans cette guerre ? Lui-même n’était qu’un pauvre petit général, à la merci des scientifiques, qui étaient eux même à la merci des grands organisateurs, les gros bonnets. Politiciens scientifiques, manipulateurs, ils avaient su s’assurer la confiance totale et parfois effrayantes des membres les plus puissants, que ce soit physiquement ou mentalement. Les joueurs du cirque n’étaient que des pantins à côté des monstres de guerre qui subsistaient ici. Ils n’étaient que des danseuses sous les griffes d’un tigre doté d’armes aussi puissantes que des mitraillettes ou des fusil à pompe, objets qui se gardaient jalousement. Mettre la main sur une arme à feu était signe que l’on allait soit mourir, soit prendre le contrôle. Lui-même, en son grade de Général, possédait une petite arme de poing, mais il ne pouvait s’en servir de façon aussi commode qu’il le souhaiterait. De plus, il était terriblement restreint par le règlement en vigueur, et il jouait sa tête à chaque fois qu’il le sortait de son étui. Il avait donc longuement réfléchi à ces lois, bien évidemment. Comment les interpréter, comment espérer les contourner, ou simplement leur obéir d’une façon différente.
« Ces règles sont nécessaires pour que ce monde survive. Tant que tu ne désobéis pas aux règles de la raison, tu ne risques rien. »
Elle ne risquait rien. Alors, si elle faisait quelque chose qu’ils considéraient comme hors de raison, comme fou, ils la puniraient ? Elle n’avait pas le droit de faire ce qu’elle voulait ? Et ce, depuis quand ? Peut être que ses valeurs a elle étaient différentes de ce qu’ils considéraient comme normal. Et alors, peut être voudrait-ils la punir pour quelque chose qu’elle même considèrerait comme tout à fait normal. Et donc, il lui demandait d’être totalement d’accord avec cette idée ? Twee eut un rire nerveux.
« Je ne vous ai jamais demandé de me raconter tout ça. »
Elle ne voulait pas avoir l’impression de lui devoir quelque chose, l’impression d’avoir une dette envers lui.
« Vous ne m’avez pas arrêté non plus. »
Il n’y avait pas un argument pour rattraper l’autre, comme s’ils se sentaient tous les deux coupables. Lui, pour lui avoir raconté tout ça. Elle, pour l’avoir écouté, pour avoir bu ses paroles. Elle bâilla longuement, laissant échapper une sorte de soupir. Il se releva précipitamment et s’inclina de façon formelle :
« Mais je vous vole votre temps ! Laissez moi me retirer je vous prie. Prenez le temps de penser à tout ça. Je voudrais seulement vous avertir que je ne suis qu’un rouage dans cette mécanique, et que si vous ne prenez pas rapidement un parti dans cette guerre vous allez subir de nombreuses pressions et n’arriverez plus à vous en sortir. Cependant, se décider peut devenir dangereux. Soyez sage, demoiselle. »
C’était un avertissement. Elle le remercia et le congédia d’un signe de tête. On lui demandait de prendre part à une guerre à laquelle elle n’appartenait pas pour un idéal qu’elle ne partageait pas, sans quoi elle serait mise de côté. Ou alors sollicitée de tous côtés. Elle se roula de nouveau dans ses couvertures, regardant vaguement la neige se remettre à tomber, à gros flocons légers et silencieux. Pourquoi ne pouvait-elle pas continuer à vivre comme elle le faisait jusque là ? Cet enjeu était-il si important que ça ? Elle ne comprenait pas ce qui les fascinait. Etait-elle insensible ? Cette question la toucha de plein fouet. Elle ne les connaissait pas, même après des années, et ne les comprenait pas. Peut être, au lieu de venir des autres, le problème venait d’elle ? Elle cilla. Elle n’avait jamais eu l’impression d’être ou d’avoir quelconques problèmes. Bien sûr, elle avait rarement croisé de personnes aussi renfermées qu’elle, mais n’était-ce pas légitime ? N’en avait-elle pas le droit ? Lui retirerait-on aussi le droit de ne pas sourire, dans ce cirque ?
Ce furent sur ces pensées étranges qu’elle finit par s’endormir, fatiguée par une matinée courte mais forte d’informations nouvelles. Twee n’était pas adepte de ces horaires étranges, mais c’était sa façon à elle de s’isoler, de résoudre ses problèmes. Après une bonne nuit reposante, tout paraît toujours plus clair. Les problèmes se résolvent d’eux-même. Le travail se fait tout seul, nous procurant joie et sourires là où la veille nous pestions contre lui. Pas très loin de l’arbre bleu, les yeux bleus du Magicien l’observaient. Ces yeux ne distinguaient qu’une tâche rouge cachée par ce qui semblait être des haillons, mais savaient ce qu’ils regardaient. Lied ressortit pour la cinquième fois l’arme de son fourreau, vérifia la présence des balles, fit glisser le mécanisme dans un bruit feutré, le rangea. Cette arme ne servirait pas ce soir, mais les prochains jours risquaient d’être dangereux. Et alors, cette arme pourrait se révéler comme la seule façon de défendre ce à quoi il tenait.
Le cirque. La fille. Sa cause. Ses idéaux. Son espoir.
Tout cet espoir.
Il se laissa tomber au sol, vérifia le contenu de ses poches, se tourna vers l’extérieur. Et franchit les remparts de feuilles que formaient les troncs alignés de façon serrée. Cela ne faisait que quelques années que ces merveilles avaient été plantées, un des rares projet sur lequel l’Organisation et la Communauté s’étaient mis d’accord. Une merveille, car l’alliance de ceux qui détenaient le savoir, et de ceux qui détenaient la compréhension de la nature et voulaient la préserver. Le cirque tout entier était un véritable rêve vivant car alliance de ces deux mondes opposés. Guerre futile qu’une symbiose aurait pu éviter, et sublimer un gouvernement utopique. Et utopiste. Le monde parfait n’existe pas, il y a toujours de nombreux problèmes impossibles à gérer. La création et la prise en charge d’un côté de la vie quotidienne permettait aux problèmes de se créer de l’autre côté.
Puis un hiver.
Puis un printemps.
Et un été.
Et encore un automne.
Et toute une autre année encore.
Deux de plus.
Quatre ans plus tard, la petite fille au manteau rouge avait grandi. Elle avait muri, forci, était devenue quelqu’un d’actif au sein du cirque. La petite fille au manteau rouge. Elle n’était pas la plus jeune, mais presque. Pourtant, quelque chose en elle était cassé, déplacé. Comme s’il y avait eu une défaillance dans le produit d’origine. Ses cheveux blond cendrés étaient devenus une crinière de lion, descendant jusqu’en bas de ses reins, ses yeux étaient devenus plus bleus encore, foncés et envoutants. Fine, musclée, elle était presque rachitique : les temps étaient meilleurs qu’avant, mais elle mangeait très peu, le corps marqué par une croissance difficile. Ca n’était pas qu’elle se rendait malade, ni ne mangeait pas à sa faim : elle mangeait tout simplement peu, par simple habitude, son estomac resserré demandant de la nourriture rarement et très régulièrement. Son horloge biologique était bien plus balancée que chez la majeure partie des êtres humains. Les animaux, eux, peuvent baser leurs journées uniquement sur leurs besoins, alors que la plupart des hommes ont le besoin constant de vérifier une montre, une horloge. Pourtant, après le retournement, tout a changé : les piles se sont vite faites rares et les appareils ne donnèrent rapidement plus l’heure. De toute façon, elle avait perdu toute son importance. Et maintenant, plus de vingt cinq ans après le drame, le temps perdait de plus en plus son sens. Seules importaient les saisons, le mouvement des grues dans le ciel.
Quatre ans, ça ne signifiait rien, plus rien. Les arbres autour du cirque avaient encore grandi, à un vitesse plus qu’effarante, recouvrant presque d’un dôme coloré les trois chapiteaux et les roulottes. D’ailleurs, la petite fille n’avait jamais pu se résigner à dormir de nouveau dans ces maisons de bois. Elle n’avait jamais profité qu’une seule fois d’un lit, et peut être n’en profiterait-elle plus jamais. Oh, elle comprenait bien la stupidité de cet acte, mais elle n’en était tout simplement pas capable : ces roulottes la fascinaient mais elle refusait de dormir de nouveau dans l’une d’entre elles. Après tout, une catastrophe est si vite arrivée ! C’est pourquoi elle avait élu domicile dans un arbre bleuté, au tronc de la couleur du chocolat noir légèrement tâché d’argent, comme si la lune avait pleuré sur son écorce. Elle adorait son arbre, et sans l’abimer s’était aménagé un petit coin personnel, tendant des toiles et du plastique pour se protéger des pluies, pliant un nombre incroyable de couvertures, partout. Seuls les jours de grand vent l’empêchaient de dormir ici, et elle se réfugiait alors sous le chapiteau principal, transie de froid mais pourtant nullement frustrée. Car, à toute heure du jour ou de la nuit, il y avait toujours quelqu’un pour s’entrainer dans sur un coin de sable. Parfois, c’était les lions qui étaient de sortie, plus souvent il s’agissait d’une danseuse qui révisait pour la centième fois les pas de son ouverture. De temps en temps, la petite fille se retrouvait elle même au centre de ce cercle, maintenant. Elle trouvait ses talents dérisoires, mais les utilisait avec ardeur et une grâce insoupçonnées. Elle savait marcher sur un fil, jongler avec de longs bâtons enflammés, caresser les fauves. Elle ne savait rien faire, elle avait pourtant tout essayé. Elle ne pouvait être clown ou Loyal, il lui arrivait très peu de parler, quand à captiver la foule c’était tout le contraire. Oh, ses grands yeux bleus et se chevelure cendrée attiraient l’attention, ses manières lentes et implacables pouvaient intéresser, mais elle ne savait pas donner de vie à son entourage : elle se sentait comme un oiseau de mauvaise augure au milieu d’une fête foraine.
Son manteau rouge n’existait plus. Trop petit, elle avait du le jeter, mais ça n’avait été que pour en retrouver un autre peu de temps après. A vrai dire, elle avait déjà longuement cherché avant de perdre le premier, et sut donc ce qu’il lui fallait faire lorsque les coutures crièrent grâce. Son manteau rouge ne signifiait rien de particulier pour elle, c’était juste un manteau trop grand, puis trop petit, que sa mère lui avait donné pour lutter contre le froid. Mais elle n’avait pas songé une seule seconde à l’abandonner pour toujours, ni même à en choisir un autre de couleur différente. Elle était rouge, et c’était tout. En quatre ans, elle n’avait pas plus changé que ça. Elle parlait peu, et si tout le monde la connaissait de vue, peu se targuaient de pouvoir connaître qui elle était vraiment. Une onde de mystère l’entourait, tout comme cette onde entourait Lied. Ce dernier, à la mort de la mère, s’en était voulu longtemps, à plus forte raison parce que la petite fille était devenue plus froide et distante. Comme si elle n’avait plus confiance, ne pouvait plus faire confiance. Il lui avait fallu du temps, se comptant en semaines, pour qu’ils puissent à nouveau échanger quelques mots, et ces derniers étaient encore rares et longuement pensés et choisis. Il n’y avait plus rien de spontané dans leur relation : la petite fille l’évitait comme elle évitait tout le monde, et lui était gauche en sa présence, incapable de choisir quelle attitude adopter. Il aurait été tellement plus simple qu’elle se contente d’être heureuse de bénéficier de tout ce confort qu’offrait le cirque pour les gens qui, comme elle, venaient de loin ! Mais non, cette petite fille qui vous regardait du haut de son mètre vingt semblait vous accuser de penser ça d’elle. Elle qui vous regardait comme elle regarderait un objet curieux. Et puis, au fil du temps, elle s’était légèrement déridée. Légèrement. Ils se reparlaient, avec le magicien, et passaient du temps ensemble. A ne rien dire. Simplement à profiter de la compagnie silencieuse de l’autre, les yeux rivés dans le vide, adossés à un arbre, chacun de son côté mais ensemble. Leurs sujets de conversation étaient rares, disparates, mais souvent emplis des mots comme rêve, espoir et avenir.
Monsieur Loyal, ou aussi Hohenstaufen, plus communément appelé Owen - parce qu’Hohenstaufen, pour une petite fille, c’est très long et compliqué et c’était très vite devenu le vieux fou (ou le vieux con) d’Owen - dirigeait l’endroit. Ce dernier était en quelque sorte le membre Premier de l’organisation du Cirque. Mad Circus. Oui, ce lieu s’apparentait à une gigantesque organisation, où toute personne n’ayant nulle part où aller pouvait s’installer, à condition de pouvoir donner du rêve aux autres ou au moins de ne pas entraver la vie de ses camarades. De nombreuses personnes étaient de passage, restaient une journée, deux, et partaient pour ne plus jamais revenir. D’autre restaient plusieurs semaines, puis ne pouvaient résister à l’appel de la route. Parfois, l’un d’entre eux revenait, et alors c’était joie et retrouvailles. Souvent, ils étaient rapidement considérés comme morts, ou on abandonnait au moins tout espoir de les voir revenir. Et d’autres, enfin, pouvaient considérer cet endroit comme leur maison. C’était maintenant le cas de la petite fille. Mais c’était surtout le cas du dresseur de chevaux, Saël, du montreur de fauves, Sébastien ou plutôt Seb, des cinq danseuses d’orient comme d’occident incapables à distinguer entre elles ou presque, de la vieille aux bougies, de la mélangeuse d’herbes, de trois clowns farceurs mais pourtant tristes, du magicien bien évidemment... Ils étaient beaucoup à être ici. Rassemblés par l’amour du cirque, mais surtout de l’espoir et de la vie simple en communauté. A la création de cet amas, de nombreuses années plus tôt, aucun n’était artiste. Qui avait travaillé dans un bureau, qui dans le bâtiment, qui avait été riche, et qui pauvre. Tout cela n’avait plus eu la moindre importance. Ils s’étaient tous posés dans cet endroit glauque de prime abord, et s’étaient organisés. Puis de temps en temps, des gens arrivaient. Restaient. Partaient. Jusqu’à ce que l’endroit devienne constamment animé, constamment souriant. Il était très difficile de résister à l’euphorie générale, à l’enjouement de la troupe. Oh, on voyait bien que de la tristesse se cachait derrière les sourires. On le savait. Mais on le taisait, on le cachait, car notre tristesse ravivait celle des autres, et que plus une personne était triste, plus l’humeur du groupe s’en ressentait.
Au bout d’un moment, ils avaient eu des numéros. Pour former une sorte de hiérarchie, d’unité. Il n’y avait aucune honte à avoir un numéro inférieur à un autre, ça n’était pas un véritable rang, sauf pour les premiers chiffres, et on les laissait bien volontiers : la masse de travail rendait parfois cela bien plus pénible que de vivre simplement. Il y avait donc Un, le vieil Owen-Loyal, puis Deux, la vieille aux bougies, celle qui avait terrifié la petite fille lors de son arrivée, et Trois une petite femme ressemblant à une souris en train de sourire, Quatre et Quatre les jumeaux qui s’occupaient sans cesse des alentours du cirque, Cinq le magicien... Il serait trop fastidieux de les nommer tous, bien trop ennuyeux aussi, autant pour moi de les écrire, que pour vous de les lire. De toute façon, dans quelques pages, ces noms ne vous diront plus rien. Ah, il y avait Demi aussi. Half. Zéro Point Cinq. Demi, Dummy. C’était un homme qui était arrivé, un jour, à Mad Circus, et qui y résidait depuis. Il ne disait jamais rien, on supposait qu’il ne savait pas parler. Il ne semblait pas très intelligent, ne prenait jamais l’initiative, mais ne se montrait jamais agressif. La petite fille en avait longtemps eu une peur bleue, avant de finir par l’accepter et l’ignorer. C’était le gentil benêt du cirque, aidant partout, étoile nulle part. Impossible à manquer, impossible à se souvenir.
La petite fille au manteau rouge appréciait cette nouvelle vie, si on pouvait considérer cela comme une vie. Elle était nourrie à sa faim, on lui prêtait de quoi dormir, et elle aidait, même si personne ne le lui demandait. Ici un coup de main, là un coup de pouce, sans un mot mais avec une efficacité redoutable. En échange, on lui apprenait. A jongler, à développer sa souplesse, comment devenir plus fort, plus rapide, plus endurant, plus actif, plus utile. Elle avait touché les fauves, était monté sur l’éléphant, savait mener des chevaux le long de la piste et s’en occuper, lire écrire et compter jusqu’à l’infini si l’envie lui prenait. Mais il y avait peu de livres, et l’infini était bien trop loin pour être un but envisageable. Elle emmagasinait le savoir, utile ou non, comme une éponge absorbe l’eau. Chaque matin était semblable au précédent, mais apportait son lot de nouveauté, son lot de savoir nouveau. Ce lieu était une véritable utopie, un rêve dans un cauchemar.
Pourtant ce n’était pas sa place. Plus elle y passait de temps, plus elle trouvait que quelque chose clochait. Tout était trop bien organisé, tout le monde s’entendait trop bien, il y avait trop peu de frictions. Comme si quelque chose ou quelqu’un les empêchait de se battre, d’être en désaccord. La petite fille avait une grande qualité : elle savait comprendre le monde qui l’entourait. Les personnes qui la côtoyaient. Elle savait ce qu’il fallait faire, dire, pour attirer telle ou telle personnes, ou pour l’éloigner. Elle ne parlait jamais, mais avec le temps elle avait appris à écouter. Au début, c’était parce qu’elle ne savait que peu faire des phrases, et elle n’avait jamais à l’esprit ce qu’elle pouvait dire, ce qu’elle avait le droit de dire, ou même parfois ce que la situation appelait. Elle pouvait regarder pleurer quelqu’un sans penser à le réconforter, non pas par absence de compassion mais parce qu’on ne le lui avait pas appris, parce que personne autour d’elle n’avait jamais consolé une autre personne. Parce que jamais sa mère ne l’avait consolé, ni n’avait eu besoin d’être consolé. Alors elle avait observé, avait compris comment on s’attendait à ce qu’elle réagisse, cependant elle n’avait jamais accepté de correspondre à leurs standards. La petite fille au manteau rouge n’était pas semblable aux autres, elle était d’une autre espèce, celle qui observe et qui survit. Celle qui se bat pour survivre et ne fait rien pour vivre. La petite fille avait vite remarqué quelque chose d’étrange, cependant. Malgré sa méconnaissance en matière de sciences humaines dans un contexte normal, elle ne comprenait pas ce qui liait toutes ces personnes si différentes entre elles. La plupart n’avaient rien à faire là. Les numéros Dix huit, Dix neuf et Vingt, par exemple. Elle les voyait rarement, et pourtant il paraissait qu’ils étaient indispensables au cirque. Malgré son attention et même le fait de les avoir parfois filé, Twee n’avait jamais réussi à découvrir ce qu’ils faisaient de leurs journées : Ils finissaient toujours par lui échapper, alors qu’elle se retournait vivement, surprise par un bruit ou un mouvement, en train de se cacher. C’était comme s’ils percevaient sa présence et s’arrangeaient pour la semer.
Ca n’était pas grand chose. Mais à force de laissez trainer ses oreilles partout, elle avait entendu plusieurs rumeurs étranges. A propos du cirque, de son histoire, de son origine, aussi. Toutes les versions se marchaient dessus, se recoupaient, se contredisaient, et il était impossible de saisir une seule histoire de ce charabia. Cependant, toutes étaient d’accord sur un point : ça n’était pas par hasard qu’existait Mad Circus. L’idée de la recherche d’un savoir ancien et oublié était récurrente, même si elle n’éveillait aucun écho dans l’esprit de la petite fille. Un savoir ancien et oublié ? Le savoir qui avait poussé les hommes à construire ces bâtiments qui les entouraient, à construire des maisons qui grattaient les nuages et chatouillaient la plante des pieds de la planète ? La ville, la petite fille n’y allait jamais. Elle en avait le droit, ou tout du moins personne ne l’empêchait d’y aller, mais elle en avait peur. C’était sombre, gris, hostile. On ne savait pas ce qu’il y avait derrière, tout était sauvage, tout était gris tailladé de vert. Alors qu’ici, à l’intérieur, tout était magnifique, coloré. Tout était parfait. On ne s’y ennuyait pas, la tâche et le travail ne manquaient pas, les habitants étaient sympathiques. Et il n’y avait plus jamais d’ombres, elles étaient tenues éloignées par ces centaines de milliers de bougies qu’on allumait tous les soirs. Certains y passaient de longues minutes, d’autres en allumaient deux, trois, pour pouvoir déclarer y avoir participé. Cependant, tout le monde regardait cette place faite de l’alliance du savoir et de la nature comme un joyau. Personne ne voudrait jamais tuer cet endroit, il était trop précieux. Il représentait une victoire de la population humaine sur ce qui l’avait chassé. Il représentait l’adaptation d’une race lors de son renouveau.
N’est-ce pas ?
Dans tous les cas, ceci ne l’intéressait pas outre mesure. Elle n’était pas particulièrement curieuse. En fait, tout ce qu’elle souhaitait, c’était qu’on lui foute la paix. Alors, un beau matin d’hiver, lorsqu’elle se réveilla sous la neige, elle ouvrit de grand yeux. En quatre ans, elle n’en avait encore jamais vu autant : elle recouvrait tout d’un voile diaphane, protégeant les plantes du gel, glaçant les os des hommes. La petite fille se leva et secoua les draps qui pendaient au dessus de sa tête pour les décharger avant qu’ils ne s’affaissent. Heureusement qu’elle avait déjà tendu la toile, ou alors jamais ça n’aurait tenu, et elle aurait fini trempée et transie de froid. Elle se leva, s’étira. Une belle journée commençait, une journée pareille à toute autre. Elle soupira, se frotta les yeux, chercha à chasser la fatigue. En quelques années, elle s’était un peu ramollie, mais peu, si peu. Toujours, le matin, elle se levait en même temps que le soleil, malgré le fait que la veille elle se couchait maintenant bien après qu’il ne se soit couché. Mais il y avait tant à faire ! Ici, chaque jour était une découverte. Trainer auprès des personnes du cirque était merveilleux. Elle glissa doucement le long du tronc et atterrit sur le sol, ses pieds nus s’enfonçant dans la neige froide. Elle frissonna, et se hâta vers les trois chapiteaux pour s’engager dans le plus petit. Là, elle se frotta longuement les pieds pour ne pas risquer d’en perdre un bout, avant d’enfiler quelques affaires qu’elle gardait dans un coin, tout près d’un radiateur à batterie. C’était une des rares choses qui tournaient encore à l’électricité dans le coin, et elle ne profitait un maximum. Pour faire sécher ses affaires, les garder au chaud, voir n’importe quel truc qui méritait de rester au chaud. En fait, elle avait vite compris que les autres personnes n’y faisaient pas trop attention, à ce radiateur, alors elle l’avait subtilement déplacé pour l’utiliser à son maximum. Et ça payait. Elle enfila une paire de grosses chaussettes noires, puis des bottes qui lui montaient jusqu’au genoux, avec un minuscule soupir de soulagement. C’était parfait. Elle en profita aussi pour se changer en vitesse, mettant un pull et un manteau bien plus chauds. Dans l’arbre, il y avait tellement de couvertures qu’elle pouvait se permettre de dormir avec peu, mais pour la journée c’était une autre histoire. Elle avait beau bouger beaucoup, c’était l’hiver, et elle se trouvait trop au nord pour crapahuter pieds nus. Une fois habillée, elle hésita. Qui aller voir ? La vieille folle aux bougies ? Non, bien qu’elle soit gentille, elle lui tiendrait la jambe pendant des heures. Le magicien ? A cette heure-ci, il dormait toujours elle en était sûre. Alors, qui ? Les danseuses aussi, dormaient encore. En fait, le matin, ils étaient peu à se lever. Il y avait bien l’homme aux chevaux, mais elle n’avait pas très envie de le voir. Oh ! Elle savait. Elle allait aller réveiller l’astrologue. Celui qui s’amusait à lui apprendre le nom des étoiles et à se repérer de nuit. Il devait dormir, ou alors n’être pas encore couché, mais ça ne faisait rien : la fille au manteau rouge pouvait aller le déranger à toute heure il la remercierait d’être venu pour telle ou telle raison et lui offrirait à boire, pour finir par disserter pendant des heures sur ce qui les entourait. Une soirée qu’elle s’ennuyait, elle avait toqué à la roulotte, la prenant pour une autre, et avait découvert cet individu étrange qui l’avait invité à entrer et lui avait tenu la jambe pendant plus d’une heure en dissertant sur les fourmis. Et en sortant, d’humeur un peu noire, elle s’était rendu compte qu’elle avait appris des centaines de choses, cette journée. Elle qu’elle en était ravie. Peut être accepterait-il qu’elle pose des questions ? Habituellement, elle ne parlait pas, comme avec tous les autres. Cependant, c’était aussi parce qu’il expliquait terriblement bien, et omettait rarement de dire quelque chose. Elle se souvient encore de la première fois qu’elle avait ouvert la bouche en sa présence.
« ... Et alors, à ce moment, le dragon entra dans une furie folle ! Il cracha vers le ciel, s’y envola, et s’accrocha la queue aux étoiles. Ces dernières, pour le calmer, durent lui promettre de lui réserver une place avec elles lorsque lui, le dernier des dragons, mourrait. Et enfin...
- Pourquoi le dragon veut-il devenir étoile ?
- Mais pardis !, pour... Hé ! Mais tu parles ! Tu n’es pas muette, ni ralentie, finalement. Je me posais vraiment des questions, tu sais ? »
A ce souvenir, un fin sourire se dessina sur ses lèvres. C’était à l’époque où il s’était mis en tête de lui apprendre tous les contes qu’il avait pu croiser dans touts les pays dans lesquels il avait voyagé. Parce qu’il lui avait expliqué le concept de pays, la géographie aussi. La fille ne savait pas encore précisément où ils étaient, car l’astronome lui-même disait ne pas savoir, bien qu’elle doutât qu’il n’en ait aucune idée. Cependant, elle se contentait de cette réponse : savoir où elle était ne l’aurait pas avancé à grand chose. C’est pour ça qu’elle se dirigeait vers sa case, plus haute et plus sombre encore que toutes les autres. Parce qu’elle appréciait ses histoires, et parce qu’il ne posait jamais de questions. Il se contentait de parler, de long en large, pour s’occuper et pour l’occuper. Sa compagnie lui suffisait. Elle aurait aimé passer du temps comme ça avec d’autres personne, mais dès qu’elle apparaissait ils se donnaient comme devoir de la mettre à parler. Et si elle avait le malheur de dire une parole, alors là c’était fini. Ils se targuaient de réussir à la faire parler, et essayaient de la faire parler encore plus, ce qui la plupart du temps l’exaspérait. C’est pour ça qu’elle recherchait particulièrement la compagnie de personnes parlant beaucoup ou n’aimant pas du tout parler. Une cohabitation silencieuse ou un dialogue à sens unique. Elle s’approcha de la porte et toqua doucement. Elle savait qu’il n’en fallait pas plus. Et, en effet, un bruit de pas feutré se fit entendre, puis la clenche pivota légèrement. La porte s'entrebâilla doucement et deux yeux fatigués surmontés d’une touffe de cheveux poivre et sel apparurent. Visiblement, cette personne n’avait pas beaucoup dormi. Si seulement elle avait dormi. La jeune fille le regarda dans les yeux, et il répondit simplement en reculant pour la laisser passer. C’était une des seules roulottes où elle réussissait à se persuader d’entrer, et elle soupçonnait que c’était aussi le fait de ces longues tiges d’encens qui brûlaient sur les meubles. Tout était en bois de couleur acajou, dans des tons chauds et rassurants. Deux ou trois peintures étaient accrochées au mur, ici représentant un bateau, là une créature fantastique étant la représentation de ce qu’elle pensait être un dragon. Elle laissa glisser ses yeux sur le mobilier, et ils se posèrent doucement sur le hamac. Elle adorait cette chose, ayant longtemps envisagé de s’en installer un entre les branches de son arbre. Ca ne rappelait aucun mauvais souvenir, et c’était aérien, étonnant. Cependant, elle se demandait comment il pouvait dormir là dedans sans avoir mal au ventre. Elle alla directement s’asseoir sur une chaise rembourrée, remontant ses genoux sur sa poitrine. Allait-il se mettre à parler, comme il avait l’habitude de le faire ? Allait-il allumer sa pipe, dont il avalait la fumée en creusant les joues et faisant des grimaces ? Elle l’observa en ouvrant grand les yeux, attentive. Elle s’amusait à essayer de prévoir ses prochains mouvements. Il la regarda. Il savait ce qu’elle faisait, c’était un homme particulièrement intelligent, et son plus grand plaisir était, à chaque fois, de la surprendre avec un élément nouveau. Il s’avança donc vers la bibliothèque et en sortit un livre. Il y en avait des centaines d’autres, la plupart massés sur des étagères composant la fameuse bibliothèque, et certains éparpillés partout, par manque de place et d’organisation. La pièce était globalement bien rangé, mais les livres... Trainaient partout. La jeune fille fronça les sourcils. Elle n’aimait pas les livres. Elle avait du mal à suivre les mots qui s’alignaient en courant sur les pages. Elle avait du mal à comprendre le sens de la plupart de ceux qu’elle arrivait à déchiffrer. Mais c’était aussi la jalousie qui lui faisait ne pas aimer ces livres. Ce qu’en disaient ceux qui savaient lire lui donnaient l’eau à la bouche. Elle aussi, aurait aimé pouvoir s’évader au loin, partir sur un navire dans la grande mer bleue ou dans l’océan, plonger dans les tréfonds des eaux chasser du calamar géant, où grimper au sommet des montagnes pour découvrir monstres yéti et marmottes frileuses.
« Il fait froid, dehors. Un thé ? Ou un café, peut être ? Mais il me semble que tu préfères le chocolat. Quel enfant tu fais ! »
Il parlait seul, donnait les questions, les réponses. Le plus impressionnant était le fait qu’il tombait la plupart du temps sur ce qu’elle préférait. Et il le voyait. Les rares fois où il se trompait, il ne lui proposait pas deux fois la même chose. Un jour, elle avait découvert ici détester les olives, petites denrées qu’il disait détenir d’un temps ancien. Eh bien, malgré le fait qu’elle ait retenu son expression de dégout, quelque chose en elle dut le renseigner, car jamais plus elle ne vit de ces petites choses noires et vertes en sa présence. Elle eut un léger sourire de nouveau, se collant contre le dossier du siège. Il y avait peu de place dans les roulottes, faites pour bouger autant que pour vivre, mais c’était quelque part très agréable, cette promiscuité et cette chaleur. Des bougies brûlaient, ajoutant à l’atmosphère presque lourde créée par les encens, et un nuage de fumée perpétuel flottait. Le vieil homme s’affaira longuement dans un coin de cuisine, cherchant dans le livre et tournant les pages. Elle se demandait ce qu’il faisait : un livre n’était-il pas fait pour vivre des aventures ? Ou alors, peut être était-ce une histoire faite pour être lue dans une cuisine ? Parfois, elle ne comprenait pas vraiment tout ce qu’il se passait autour des livres. Certains étaient fait pour être lus lorsqu’on s’ennuyait, d’autres lorsqu’on était prêts à les lire. Certains ne s’ouvraient jamais, car on était jamais assez mûrs pour les ouvrir. On en abandonnait parfois, on les finissait souvent. Alors pourquoi pas un livre à lire à la cuisine ? Quelques minutes plus tard, le vieil homme revint avec deux tasses sur un plateau accompagnées d’une grande cruche argentée. Le tout semblait onduler, sans que jamais une seule goutte ne tombe : il devait avoir fait cela des années durant. Il remit d’un mouvement vif une paire de lunettes sur le haut de l’arête de son nez, puis déposa le plateau sur une table avant de s’affaisser par terre. Petit Déjeuner. Ou Diner. Ou même Déjeuner. C’était avec lui incapable de savoir, tant son rythme était irrégulier. Il plaça une tasse devant la jeune fille.
« Chocolat. Je peux te garantir que tu n’en as jamais bu du comme ça, et j’espère bien que tu t’en souviendras toute ta vie ! Puisse-t-elle être longue et pleine de joies. Surtout, laisse un peu refroidir, c’est très désagréable de se brûler la langue : ça irrite des jours durant. Si tu veux, tu peux mettre du lait ou du sucre dedans, mais je te le déconseille vraiment : il est meilleur légèrement amer comme ça. Tu n’imagines pas le mal que je me suis donné pour réunir ces ingrédients ! Trouver du cacao en cette époque, c’est comme chercher de l’uranium avant le retournement, ou de la gentillesse en temps de guerre : c’est difficile mais faisable ! Par contre, je serais toi, je ne le laisserait pas refroidir, ce serait tellement dommage ! »
La jeune fille resta immobile quelques secondes. Elle était toujours impressionnée par le débit de mots que cet homme pouvait faire entendre à la minutes, elle avait rarement vu ça. C’était si silencieux, avant... Avant que sa vie ne change. La route, la route toujours, et les seuls bruits provenant de leurs pas feutrés ainsi que du chant des oiseaux du chemin. Elle saisit une tasse et laissa la chaleur se répandre le long de ses doigts, de ses mains. C’était tellement agréable... Elle approcha la tasse de son visage, laissant la fumée glisser le long de ses joues. C’était brûlant, mais il faisait froid : c’était terriblement bon. Elle resta ainsi, immobile. Elle n’écoutait pas vraiment ce que son compagnon lui racontait. Il savait qu’elle ne l’écoutait pas. Et elle savait qu’il le savait. Mais pourtant il continuait à parler, et le rythme sur lequel il le faisait la berçait doucement. Il ne parlait pas trop fort, sans être un bourdonnement de fond agaçant. C’était comme un bruit nécessaire, auquel on s’habitue, et dont on se rend compte uniquement lorsqu’il disparaît. Elle se laissa aller sur le dossier, baissa le breuvage, hésita. Le meilleur qu’elle n’aie jamais bu ? Il avait sûrement raison, il se trompait rarement sur ce genre de choses. Elle trempa le bout de ses lèvres dans le chocolat, passa une langue dessus. C’était doux et amer à la fois, sucré et crémeux. Elle ouvrit de grands yeux. La température était parfaite, et elle n’avait peut être en effet jamais bu quelque chose d’aussi bon. Elle avala une grande gorgée, qui coula le long de son corps, la réchauffant. C’était magique. Une seconde gorgée. Chaque fois, elle avait l’impression de manger un bout de rêve. Elle reposa la tasse alors qu’elle était à moitié vide. L’Astrologue l’observait sans ciller, un petit sourire aux lèvres, observant sa réaction. Il avait toujours une longueur d’avance sur elle. Il en savait toujours plus, et appréciait ce sentiment. La Jeune Fille, elle, lui en aurait presque voulu, si elle n’avait pas apprécié autant ce lieu. Alors, elle se contenter d’être.
Longtemps, elle l’écouta en sirotant sa boisson. Puis elle laissa ses jambes redescendre et toucher le sol. C’était une sorte de signal : elle était prête à partir, elle avait eu sa dose de bruit et de chocolat, sa dose minimum pour pouvoir tenir la journée. Parfois, cette pause durait des journées entières, parfois cinq minutes. Parfois, elle ne venait pas durant des semaines, parfois elle passait tous les jours. Ca n’était pas important. Le plus important était qu’à chaque fois qu’elle toquait à cette porte, une paire de lunette chaussée sur deux yeux gris l’y attendaient. Le vieil homme s’étira, bailla et remballa le plateau, vidé. Ca ne le dérangeait pas. Tout du moins paraissait-il : il était impossible de savoir à quoi pensait ce cerveau au sujet de quoi que ce soit. Peut être en fait attendait-il impatiemment qu’elle parte à chaque fois mais n’osait pas le lui faire remarquer, en bon petit vieux qu’il était ? Peut être appréciait-il tout simplement sa compagnie : tout ces si qui accompagnaient chaque question, chaque supposition. Par exemple, avez vous déjà observé des passants ? Non, je n’ai pas dit regardé, j’ai dit observé. Ne vous êtes vous jamais demandé ce qu’il en était de leur vie, ce qu’ils avaient fait, quel était leur travail, leurs motivations, leurs rêves ? Ne vous êtes vous jamais dit « Et si cette personne s’arrêtait et m’adressait la parole, que devrais-je faire ? Peut être aurait-il une nouvelle incroyable à m’annoncer, peut être voudra-t-il du feu. » C’est un jeu auquel tout le monde peut se prêter. Mais vous avez beau vous poser des questions, si vous n’allez pas parler à cette personne, si vous restez à faire vos suppositions, vous n’en saurez jamais plus, et vous perdrez l’occasion d’en apprendre plus, peut être pour toujours.
La Jeune Fille allait se lever lorsque quelqu’un frappa à la porte. Elle se crispa. Personne n’avait jamais frappé à cette porte à part elle, elle en aurait juré. Tout le monde criait, entrait, toquait parfois pour entrer comme si ça ne signifiait rien, partout. Sauf ici. Peu de monde étaient amis avec l’Astrologue. Elle n’avait jamais vu personne d’autre franchir le pas de cette roulotte. L’Astrologue, justement, fronça les sourcils. Les coups frappés avaient été formels, impersonnels. Il eut un mauvais pressentiment. Il ne pouvait pas faire sortir la Fille au Manteau rouge, mais elle ne pouvait pas non plus rester là, c’était bien trop dangereux. Car il savait très bien qui se trouvait de l’autre côté de la porte. La Jeune Fille, à moitié levée, se rassit sur la chaise. C’était une façon polie de montrer qu’elle était assez impolie pour montrer comprendre qu’elle n’aurait pas du rester. Cependant, elle avait envie de savoir. Après tout, elle avait passé de longues heures ici...
La personne présente à l’extérieur réitéra ses coups, frappa plus fort. Elle s’impatientait légèrement. Après tout, il faisait froid dehors, la neige devait lui arriver au niveau des genoux, voir même rentrer dans ses bottes et être très inconfortable. Le vieil homme soupira et alla ouvrir la porte. Un cri se fit entendre :
« Ah, Professeur Vilks ! Nous avons...
- Taisez vous, triple buse, taisez vous donc ! Vous n’avez aucune autorité pour parler ici ainsi. Un imbécile de votre espèce ne devrait même pas être ici ! Et sûrement pas habillé comme vous l’êtes. Partez, partez !
- Mais il y a...
- Taisez vous ! Partez, j’ai dit !
- Mais...
- Vous ne comprenez donc pas ce que je raconte ? Get out ! Geht weg ! Mine ära ! Allez vous en ! »
Le vieil homme lui ferma la porte au nez, les sourcils froncés. La Jeune fille savait parfaitement ce qu’il allait faire. Il allait essayer de se débarrasser d’elle pour aller s’occuper de ses affaire, résoudre ce problème si important. L’autre l’avait appelé Professeur Vilks... Elle grava ce nom dans sa mémoire. Elle en aurait sûrement besoin plus tard. Cette personne qu’elle considérait comme un proche ne lui inspirait tout à coup plus du tout confiance. Cependant, elle ne se hâta pas. Prudence est mère de sureté. Elle ne pouvait pas risquer, d’un mouvement brusque, de faire quelque chose de malheureux. Elle ne devait pas avoir l’air dangereuse, sauf si elle maîtrisait la situation, ce qui n’était pas le cas. Elle ne devait pas...
Elle se rendit compte qu’elle pensait de nouveau comme elle. Twee prit une grande inspiration. Ca n’était rien. De toute façon, personne ne vivait dans les environs du cirque, et même si c’était le cas, qu’importait ? Cet homme pouvait venir de n’importe où, n’être qu’un harceleur de bas étage, ou un ami ennuyeux. Bien sûr, il avait été formel, et alors ? Ca ne voulait absolument rien dire. Mais la Jeune fille n’y croyait pas. Elle savait qu’il y avait quelque chose ici qui se tramait, et ce depuis bien avant qu’elle n’arrive. Elle se leva, se dirigea vers la porte. Le vieil homme la regarda, et décida de ne pas se justifier et de la laisser partir. A vrai dire, c’était peut être la meilleure façon de ne pas en dire trop. Elle était fine, un mot nous est si vite échappé... La Jeune Fille attrapa la poignée de porte et ouvrit doucement le panneau de bois. De l’autre côté, effaré, trainait la personne qui avait tenté d’entrer en contact avec le Professeur Vilks. La voyant sortir, il lui attrapa le bras et la regarda dans les yeux.
« Petite ! Tu dois absolument le persuader de venir au QG ! C’est important, le... »
Une autre personne sembla apparaître derrière lui avant qu’il n’ait fini sa phrase, et le frappa au niveau de l’arrière du crâne. Doucement, mais ce dernier se tut tout de suite. Il se retourna, pâlit.
« Vous aviez dit qu’il fallait...
- Mein Herr, Avez vous oublié les règles élémentaires de politesse et de sécurité ? Excusez vous, puis partez, nous en reparlerons plus tard. »
Il acquiesça, se tourna vers la jeune fille et s’inclina avant de s’excuser. Elle ne dit rien, le laissant faire : il était en tord. Même si c’avait été bénéfique pour elle, en quelque sorte. Le jeune homme qui venait d’arriver devait avoir quelques années de plus qu’elle, se tenait droit et avait le regard froid. Ses yeux, aussi gris que ceux du professeur, plus clairs peut être encore, la fixaient. Il avait le port de quelqu’un habitué à la discipline et aux ordres, habitué à obéir et à se faire obéir. Et c’était aussi un gradé, à première vue, car déjà la personne venant de se faire réprimander, plus âgée, n’avait pas eu le droit de répliquer. Il fixa La Jeune Fille pendant plusieurs minutes, laissant un silence froid s’installer. Il n’y faisait pas attention, peut être même tentait-il d’utiliser ce silence pour l’intimider. Mais la Jeune Fille acceptait doucement ce silence, comme si ce dernier glissait sur elle, et se contentait de le fixer, le regard froid et inexpressif. Elle ne savait pas ce qu’il avait traversé, mais elle doutait qu’il ait, comme elle, gagné le droit de vivre. Pas le droit de tuer, non, ni de décider ! Simplement le droit de vivre. Et elle ne laisserait personne lui ôter ce droit. Lorsqu’elle en avait discuté avec le magicien, ce dernier avait ri, et l’avait appelé Fille de Liberté. Elle n’avait pas bien compris. Elle voulait simplement vivre non ? La liberté n’avait rien à voir là dedans. Au bout d’un moment son interlocuteur fronça les sourcils, il n’avait pas de temps à perdre. Il hésita visiblement à dire quelque chose, mais se retint et se dirigea vers la porte d’un pas décidé et élastique. Si elle n’était pas sûre qu’il n’habitait pas au cirque, la Jeune Fille aurait juré qu’il faisait partie de la troupe. Son regard vif, ses mouvements reptiliens, et cette vague d’autorité, tout en lui le prédisposait à en faire partie. Il était sûrement capable de faire des choses hors du commun, de s’imposer sur scène, et s’il n’avait pas l’air capable de rire, il était sûrement possible pour lui de subjuguer les foules. Elle inspira doucement, troublée. Le vieil homme, si sympathique, n’était peut être pas ce qu’il semblait être . Il y avait toujours à se méfier des personnes intelligentes, elles sont rarement innocentes dans les complots.
Elle se reprit et se dirigea doucement vers le chapiteau. Elle n’avait envie de voir personne d’autre : il y avait ici matière à réfléchir. Surtout, elle se demandait d’où venaient les deux personnes aperçues plus tôt. Elle s’était habituée à la présence de groupes de personnes, bien que pour elle ça se résumât aux personnes de la troupe et aux nomades, mais elle trouvait cela étrange, que de voir deux inconnus débarquer sans affaires de voyage comme s’ils étaient chez eux, et amis avec l’Astrologue de longue date. Oui, vraiment intéressant.
Ce fût la première fois qu’elle eut envie d’aller voir de l’autre côté de la frontière. Cette frontière naturelle formée par les arbres multicolores, si grands et magnifiques, si protecteurs. Elle se demanda, pour la première fois, si ces protections n’étaient pas en fait des barreaux, les barreaux d’une cage dorée. Et puis, ces arbres semblaient tellement peu naturel ! En quatre ans qu’elle était ici, ils faisaient maintenant plus du double de leur taille initiale. Elle ne s’y connaissait pas beaucoup en biologie, n’ayant appris que ce qu’on avait bien voulu lui apprendre, mais elle savait que les arbres ne poussaient pas aussi vite, surtout les arbres aussi gros et massifs que ceux-ci. Elle observa les oiseaux qui se posaient sur les branches, piaillaient. Elle avait envie de voir ce qu’il y avait dehors. Peut être, enfant, était-elle passée à côté de quelque chose d’important, là dehors ? Peut être que les yeux plus jeunes alors ne pouvaient voir que la dureté de sa condition, et pas ce qu’il se trouvait exactement devant elle ? Elle eut envie de nouveau de poser ses yeux sur ce paysage de pierre et de verdure, de voir ce qu’il s’était passé en quatre ans qu’elle s’était enfermée.
Tout à coup, les arbres colorés l’oppressèrent. Pourquoi l’herbe était-elle verte, les petites plantes vertes, et ces arbres multicolores ? Aussi loin que remontaient ses souvenirs, rarement elle avait vu des arbres autres que verts et bruns, et ces arbres là étaient plus ternes, moins joyeux. Moins effrayants. Elle se détourna, observa les alentours.
« Twee ! Tweenie ! Viens voir par là ma chérie, on a des tas de trucs à faire si ça ne te dérange pas ! »
Tweenie. Elle n’appréciait pas trop ce surnom, mais il venait aux gens si naturellement qu’elle n’avait pas eu le coeur de protester, de plus, ça ne la dérangeait pas plus que ça : ça n’était qu’un nom. Tant qu’elle pouvait garder celui de Twee, que Leid lui avait donné, elle s’estimait heureuse. Elle n’avait aucun amour particulier pour cet ensemble de voyelles et consonnes, mais c’était le nom qu’il lui avait donné. Il lui avait dit, plus tard, que ce nom ne lui convenait pas du tout, qu’au contraire il aurait du lui donner un nom moins sucré, mais elle s’en fichait. L'étymologie ne lui importait en elle même que très peu. Elle se tourna vers la dame qui l’appelait : une jeune mère qui venait d’accoucher de jumeaux (« Des enfants qui grandiront et seront identiques ») et qui prenait Twee pour sa première fille, au grand damne de cette dernière qui faisait tout pour l’éviter. Oh, elle était gentille ! Ca, personne ne pouvait dire le contraire. Mais elle était aussi très agaçante. C’était le genre de personne à qui vous ne pouviez pas dire non sans les froisser, mais à qui vous ne pouviez pas dire oui sous peine de vous faire suivre à toute heure. Elle ne connaissait tout simplement pas le sens du mot silence, mais le problème était surtout qu’elle demandait une participation active à la conversation de la part de la Jeune Fille. Cette dernière recula de quelques pas et désigna du doigt l’arbre dans lequel elle vivait, se fendant de quelques mots :
« Désolée, Matie, j’ai énormément de choses à faire avec la neige de cette nuit !
-Oh, je vois ! Ne t’inquiètes pas, je me débrouillerai ! »
Sauvée. La Jeune Fille s’en voulut. Un peu. Elle détestait qu’on lui force la main, et c’était exactement ce que faisait Matie. Matie numéro Douze. Elle se rendit compte alors qu’elle n’avait pas eu de numéro, que ce soit officiellement ou officieusement, alors que même Timmy, le petit nouveau, qui n’avait pas même trois ans, avait le vingt-cinquième. Ca n’était pas qu’elle ne s’en était jamais rendu compte, non : c’était qu’elle ne s’en était jamais inquiétée. Elle n’avait pas de numéro, jusqu’ici elle n’avait pas même eu de nom, était-ce si dérangeant que cela ? Pour elle, non. Ce n’était qu’un moyen de se distinguer des autres, et parfois on n’en avait pas besoin. Elle se dirigea vers son arbre bleu et argent, grimpa dans les branches comme un écureuil et se positionna juste au niveau d’une fourche. C’était comme si l’arbre avait poussé de la meilleure façon possible pour créer un siège. Elle se laissa aller, le dos contre le tronc, et se mit à réfléchir. Elle ne savait pas ce qu’elle allait faire, elle avait toujours beaucoup de mal pour prendre des décisions. Mais elle avait envie de faire quelque chose qui sortait de l’ordinaire, de cet ordinaire dans lequel elle avait fini, elle, par prendre ses habitudes. Elle entendit quelqu’un approcher, se pencha en avant. Des cheveux bruns foncés, mi-longs et en bataille, des yeux bleus, un chapeau venu d’un autre âge...
« Lied ! Que fais tu ici ?
- Twee ? Je me demandais où tu étais passée. Il fait froid, tu devrais dormir à l’intérieur, vraiment. Ou au moins sous le chapiteau.
- Ne t’inquiètes pas pour moi. Je suis passé chez l’Astrologue.
- Oh. D’accord. Je grimpe. »
Le Magicien n’aimait pas l’Astrologue. La Jeune Fille ne savait pas pourquoi, mais elle en était sûre. Cependant, ça n’était pas ses affaires : elle voyait qui elle le souhaitait. Et en effet, pas une fois il n’avait tenté de la dissuader d’y aller. Leid alla s’asseoir une ou deux branches plus haut et laissa doucement pendre ses jambes. Il sortit un livre de poche de son manteau, et commença à s’installer pour lire. Comme si c’était parfaitement normal. A vrai dire, ça l’était : il passait beaucoup de temps ici, et ne dérangeait pas du tout Twee qui vaquait à ses occupations de son côté, ou alors la plupart du temps somnolait ou regardait les environs avec curiosité. Elle n’aimait pas beaucoup lire, rappelons le, mais laisser son regard trainer partout ne l’ennuyait pas le moins du monde. Elle pouvait ainsi repérer le chemin de chacun s’amuser à anticiper leurs actions, comme une reine regarde comment fonctionne la ruche. Et puis, au bout d’un moment, elle finissait toujours par se lever pour aller aider à droite ou à gauche, car il y avait toujours besoin d’aide ici. Que ce soit, en ce moment, pour déneiger ou retendre une corde qui se relâchait, pour nourrir les bêtes ou servir d’assistant, il y avait toujours à faire. Mais à cette heure, elle n’avait pas envie. Pas envie qu’on lui parle, qu’on lui demande d’aider encore, de rester stoïque devant une flamme ou des couteaux. Aujourd’hui, elle n’avait envie que d’être paresseuse et d’attendre dans son arbre.
Elle y crût, une heure. Deux. Puis quelqu’un se présenta au bas de son arbre et toqua sur le tronc, après être resté quelques temps immobiles. Elle, depuis tout ce temps, le fixait sans même l’aider. C’était celui qui était venu tambouriner chez l’Astrologue. Tout de suite, Leid fût au bas de sa branche, et plus accessible de Twee. Cette dernière se retrouvait presque cachée. Avant que rien n’arrive, elle posa sa main sur l’épaule de son camarade et le repoussa doucement. Il était chez elle, et le problème la concernait. Visiblement, il n’était pas de son avis car il resta planté devant elle, et lui ordonna d’un mot sec de monter plus haut. Visiblement, à cause de ce qu’il s’était passé quelques temps plus tôt, sa condition avait changé. Son visage se durcit et elle agrippa véritablement l’épaule récalcitrante. C’était sa maison. Son arbre. Elle n’était pas stupide, et savait que quelque chose dont elle n’avait pas idée et la dépassait avait lieu. Cependant, elle ne voulait pas plus longtemps rester dans l’ignorance : sa vie en dépendait peut être. Elle repoussa donc violemment Leid vers le bout de la branche, et il fut tellement surpris par cette marque d’agressivité qu’il manqua de tomber et dut lui céder la place lorsqu’elle descendit d’un pas souple pour se jeter à terre. Elle ne l’invitait pas dans l’arbre. Tout le monde n’avait pas le droit à une petite visite. Rares étaient même ceux qui osaient s’approcher pour jeter un coup d’oeil. Elle toisa son invité qui recula instinctivement d’un pas. Il avait l’impression de se trouver face à un homme de fer, alors que devant lui n’était qu’une petite fille dans un long manteau rouge. Il se reprit rapidement et se mit au garde à vous :
« Damoiselle Twee ? Je suis chargé de requérir à votre compagnie. Si cela ne vous importune pas, j’aimerais pouvoir vous guider vers mes supérieurs. »
Il se savait visiblement pas quoi dire. On lui avait dit d’être poli, et il n’en avait pas vraiment l’habitude, ça se voyait comme un nez au milieu de la figure, de plus il avait déjà fait une faute plus tôt dans la journée : il jouait peut être ici sa place. Une sorte de punition, en quelque sorte.
« Twee ! »
Lied. Décidément. Il ne lâcherait pas l’affaire. Elle se retourna et lui jeta un regard froid.
« Il me semble que cela ne te regarde pas, Lied.
- Twee, tu ne comprends pas... Tu ne sais rien !
- Je pense qu’il serait peut être temps d’y remédier non ?
- Non ! Enfin, oui, peut être...
- Lied. Je pense pouvoir choisir. »
Ce dernier regarda la jeune Fille au Manteau rouge. Il avait parfois eu l’impression d’en être le père, le temps d’une soirée peut être, une soirée magique. Mais plus rien n’avait été pareil : on lui avait donné des ailes, et on les lui avait coupé dans la même foulée. Elle aurait pu s’envoler, et voilà qu’elle était enfermée dans sa cage. Et lui, Leid, était un des principaux acteurs de cette pièce tragi-comique. Lorsqu’il s’en rendit compte, il recula d’un pas. Elle avait le droit de choisir. A quatorze ans, elle n’était pas une femme, mais elle n’était plus une enfant. Et peut être avait-elle plus de sagesse encore que lui, qui pourtant marchait sur cette terre depuis plus longtemps encore. Il soupira. Il avait voulu la sauver, en l’amenant ici, centre de tous les rêves. Pourtant, au lieu de vivre ce rêve comme elle aurait dû, elle avait choisi d’en faire partie en tant que représentant. Elle avait eu envie de faire partie des murs et des meubles, de faire naître un rêve pour les autres. Il lui avait donné Blanc, elle avait choisi Noir. Leid ne la comprenait pas. Pourtant, il resta dans l’arbre, immobile. Il n’avait aucun droits sur elle. peut être était-ce mieux, je plus, qu’elle sache. Qu’elle commence à comprendre ce qui se tramait ici. Pourquoi étaient rassemblés des personnes de tous horizons. Twee reporta son attention sur le soldat qui était toujours immobile, attendant avec curiosité que les choses se débloquent. Visiblement, les choses allaient se passer beaucoup mieux qu’il ne l’avait craint. Il s’inclina en voyant qu’elle le regardait de nouveau. Twee reprit la parole d’une voix neutre.
« Je vous remercie de votre invitation. Si vous voulez bien me guider...
- Tout de suite, ma Dame... »
Parodie d’un jeu depuis longtemps oublié, Twee aurait, si elle avait connu ces temps anciens, put lui abandonner une main ou un bras. Mais elle était avant tout une fille de la nouvelle ère, et elle emboîta le pas long et rapide de l’homme en vert foncé. Un vert sûrement presque invisible en forêt, mais qui se détachait parfaitement sur fond de neige. Des crissements se firent entendre : Leid les suivait. L’homme en vert hésita mais ne pouvait rien dire : il n’avait il l’avait bien vu aucune autorité sur ce genre de personnes. Et Twee l’ignora. Elle était même plutôt contente qu’il les suive, et en quelque sorte couvre ses arrières. C’était une présence rassurante, sûre. Car si elle avait envie de savoir, une partie d’elle se méfiait grandement de tout ce qu’elle allait potentiellement découvrir. Ils se dirigèrent droit vers la roulotte de l’Astrologue, qu’elle avait quitté quelques heures plus tôt. Mais de celle-ci s’élevait un raffut presque incompréhensible. Mais des mots qui transparaissaient, elle pouvait comprendre qu’elle était le sujet principal de cette dispute.
« Quatre ans ! ... ‘vous rendez compte ? ... Pas au courant... Communication... ET ALORS ? Elle pourrait être... Ne vous défendez pas ! Vous savez parfaitement quelles sont les règles, et vous les avez enfreinte ! Et vous n’êtes pas le seul ! »
A mesure qu’ils approchaient, ils entendaient de mieux en mieux le sujet, les phrases. Ils ne se cachaient pas. La Jeune Fille au manteau rouge se demanda pourquoi. Après tout, le reste du cirque aurait pu entendre non ? Ou peut être pensaient-ils qu’il n’y avait pas d’oreilles dans le coin. Ou que même si on surprenait leurs mots, ça n’était pas grave. Leur guide frappa doucement à la porte, et le silence se dit instantanément. Comme s’ils s’étaient mis peu à peu à parler fort, à crier, sans s’en rendre compte. La porte s’entrebâilla presque tout de suite, laissant voir celui qui les avait intercepté plus tôt. Le gradé. C’était troublant de voir une tête autre que celle du Professeur Vilks dans l’entrée. Twee s’avança et se présenta, bien droite, devant cet inconnu. Ce dernier la fixa de nouveau intensément, comme s’il souhaitait à tout prix la faire plier. Mais elle refusa de céder, et il ouvrit plus largement la porte pour lui permettre d’entrer. L’Astrologue était là, lui aussi, comme elle avait pu l’entendre. Il était différent de d’habitude : ses cheveux en bataille et ses lunettes descendant sur le bout de son nez lui donnaient plus l’air coupable qu’autre chose. Il avait sûrement pensé à des tas de problèmes, mais visiblement pas ceux là. Il restait des places assises de libre, mais Twee s’avança et se planta bien au milieu de l’unique pièce. Montrant qu’elle n’était pas ici pour se soumettre à leur désir, mais plutôt pour exiger certaines choses. Leid n’essaya même pas d’entrer, mais la Jeune Fille saisit un échange de regard avec celui qui l’avait convoqué. Eux aussi, se connaissaient. C’était comme s’ils se connaissaient tous et qu’elle était la seule laissée de côté, la seule à ne pas appartenir à ce monde.
« Twee, c’est ça ? Bonjour, Twee, et bienvenue.
- ...
- Il est de choses importantes que nous devons discuter.
- ... »
Il parlait comme à un gamin. Cérémonieusement, lentement, avec des mots simples. Quelques instants, Twee se demanda s’il ne se foutait pas carrément d’elle. Elle fronça les sourcils.
« Je ne sais pas qui vous êtes, mais je trouve que vous vous y prenez très mal. Je pense qu’il aurait déjà été plus poli de commencer par vous présenter, surtout si vous savez déjà qui je suis. »
Engagement, premier sang. Le sourire doux qui transparaissait jusque là chez son interlocuteur sembla vaciller. Elle entendait presque ses dents crisser. Qu’il était bon de voir quelqu’un réagir ainsi ! Elle n’appréciait pas du tout son attitude, et souhaitait qu’il en change. Cet échange était en train de devenir une véritable guerre, une bataille, un duel. Les armes seraient les mots. Les boucliers, le silence. Il avait visiblement envie de répliquer quelque chose de sec et rapide, mais il finit par accepter la touche et recommença à tâter le terrain :
« Oui, oui... Bien sûr. Je suis le général Hyäne.
- Général ?
- Euh, oui. Tu sais ce qu’est un général ?
- Oui, je sais ce qu’est un général, mon général.
- Je ne suis pas vôtre général, enfin à proprement parler.
- Mais vous êtes général non ?
- Oui, enfin, pas le vôtre, et... »
Il s’emmêlait les pédales. Il essayait de se raccrocher à un sujet sérieux, à essayer de reprendre le contrôle de la conversation, mais il avait pris Twee pour une imbécile et elle venait de lui faire perdre pied en quelques secondes grâce à une ou deux répliques stupides. Il n’aurait pas été compliqué de détourner son attention, mais il n’avait juste pas saisi sa chance, avait été happé par ses préjugés. Elle était jeune : elle devait être stupide. Le général stoppa bien vite la conversation qui ne menait nulle part pour entamer un autre sujet :
« Ca fait quatre ans que tu es là. Comment te sens tu ici, au cirque ? »
La question n’avait aucun sens. Il aurait du lui demander ce qu’elle savait, ce qu’elle avait deviné, ce qu’elle avait vu. Et lui dire que c’était dangereux, lui expliquer qu’elle devait partir, ou recevoir un numéro. Mais que pour recevoir un numéro elle devait devenir d’ici. Twee fronça les sourcils.
« Si c’est pour me faire perdre mon temps, j’apprécierais que vous le fassiez rapidement, Sieur Hyäne. Je suis occupée, et je suppose que vous aussi avez d’autre choses à faire que de discuter avec une gamine d’une quinzaine d’années à peine. Je vous serais grès de nous épargner tout deux. »
La général gronda. Son sourire se fissura légèrement. Cette fille l’agaçait au plus haut point à tout faire et dire comme si elle détenait la Vérité ! C’était dur à avaler, pour quelqu’un qui avait passé des années à s’entrainer pour monter en grade et enfin obtenir une lichette de respect, que de se faire remballer par une simple gamine, en effet. Il eut une moue désobligeante.
« Bien. Tu ne vas pas sans savoir quand dans le monde, tout a changé il y a une trentaine d’années, un peu moins peut être. Eh bien à cette époque, les hommes, nombreux, aimaient la guerre, et surtout le savoir. Et pour le savoir, ils se sont battus. Personne ne sait véritablement ce qu’il s’est passé, toujours est-il que tout a changé, et que la nature est en train de nous avaler : c’est pourquoi le cirque a été créé. Nous faisons tous partie d’une association tellement grande que même la catastrophe ne nous a pas tous décimé, grâce à notre prévoyance. Ce lieu est une sorte de point de rendez-vous. Personne d’autre n’était censé arriver ici. Personne ne savait même que tu étais là. »
A cette dernière remarque, il jeta un regard froid à l’Astrologue. Donc, en fait, personne n’était ici par hasard. Tous, ici, avaient un but, une mission. Le cirque, tout ça, n’était qu’une... Couverture ? Twee fronça les sourcils. Ca n’avait aucun sens : pourquoi utiliser une couverture, et pourquoi se donner tant de mal ? Personne ici ne leur en voulait. Elle n’eut pas le temps de trop y réfléchir que le Général reprenait son monologue :
« Ce qui est bien sûr inacceptable. Nous ne pouvons laisser personne entraver notre route, nos recherches, car tout autour de cette place se trouvent, sous terre pour la plupart, d’anciens laboratoires d’avant-retournement. Ces recherches prennent du temps, la nature nous empêche activement d’y accéder. Voilà, c’est tout. Si tu souhaites en savoir plus, il te faudra prouver être digne de confiance. Je t’ai dit ça, car tu l’aurais sûrement découvert toute seule, et parce que tu mérites certaines explications. Cependant, je n’irai pas plus loin. »
Twee fronça les sourcils. Il en avait trop dit, ou trop peu. Comment pouvait-elle vouloir rester dans l’ignorance ? Elle se rappela un fait ancien. Des gens mouraient, ici, pour le savoir. Ce dernier était-il si important que la vie des hommes en devenait moindre ? Il y avait de nombreuses choses dans son histoire qui n’étaient pas clairs voir carrément douteux. Pour le souci de la science ? Pourquoi donc ? il n’y avait plus rien, maintenant, pour faire la science. Elle prit la parole d’une voix neutre.
« J’imagine que pour en savoir plus je vais devoir recevoir un numéro ?
- ... Tu n’as pas même de numéro ? »
Elle se rendit compte qu’elle n’aurait peut être pas du dire ça, en fin de compte. Visiblement, c’était important.
« Je croyais qu’elle était chez nous ! »
Regard noir et effrayant à l’intention de l’Astrologue. Ce dernier, qui jusque là s’était bien tenu, eut un petit gloussement, comme si tout cela faisait partie de son plan, d’un long plan mis en place depuis plusieurs mois. Le Général n’apprécia pas vraiment ce jeu qui venait de s’engager, et de nouveau Twee put voir les muscles de sa mâchoire se contracter. C’était comme voir un lion battre de la queue de plus en plus fort, se retenant de planter ses griffes quelque part. Ce dernier finit par frapper la porte de bois qui se fendit légèrement sous le choc et sortit. Twee hésita quelques secondes, lui laissa le temps de s’éloigner, et sortit à son tour. L’Astrologue resta seul dans la pièce, assis sur son hamac, un sourire aux lèvres. Tout se passait comme prévu, tout allait parfaitement bien.
Dès que Twee eut mis le nez dehors, le Magicien lui attrapa le bras et la tira plus loin. Sa mine inquiète indiquait tout.
« Le Général semblait bien en colère... Qu’eas tu donc fait ?
- ... Tu le connais ?
- ... Euh. »
Vendu. Il s’était vendu. Twee le regarda droit dans les yeux. Alors comme ça, il savait des choses. Et visiblement, il en savait beaucoup, au vu de son air coupable. Lied se mordit la lèvre, puis se tut. Le silence se posa doucement, ce silence artificiel qu’elle trouvait autrefois si reposant et dont elle percevait maintenant la nature cachée. Dans ce silence, tout semblait mort. On entendait parfois le cri de quelqu’oiseau, mais c’était en fait bien plus rare que sur la route, tout était si mort... Elle se détourna, et s’en retourna vers l’arbre qu’ils avaient quitté quelques minutes auparavant seulement. Tout avait été rapide, mais il restait de nombreuses choses à éclaircir. Et puis, il y avait un point que la Jeune Fille n’arrivait toujours pas à comprendre : pourquoi un cirque ? Il y aurait eu de nombreuses explications tellement plus simples ! Mais non, il y avait le cirque. Et ses représentants. Twee arriva devant l’arbre, et se rendit compte qu’elle avait froid. La neige rendait les déplacements difficiles, noyait tout, feutrait tout. Et puis, elle lui arrivait presque aux genoux, et elle avait les jambes glacées. Elle piétina sur place, avant de sauter pour attraper une branche basse et se hisser à la force des poignets. Le grain du bois lui écorchait la peau, du sang commença légèrement à perler. Elle s’en fichait. Elle ne savait pas pourquoi, mais ça l’ennuyait que le magicien ne lui ait jamais rien dit. Oh, pour l’Astrologue, elle s’en fichait : il avait bien de s secrets et d’autres sûrement plus noirs que ça encore. Et puis, elle ne lui avait jamais vraiment fait confiance : elle appréciait sa compagnie mais c’était tout. Lied, par contre... C’était autre chose. Elle se rendait compte maintenant qu’il venait peut être d’ailleurs. D’un autre monde. Où les petites filles en manteau rouge n’ont pas leur place, n’existent pas. Et que c’était peut être pour ça qu’il l’avait déposé dans le cirque. Comme pour s’en débarrasser. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il faisait de son temps libre, et elle eut soudain l’intime conviction qu’elle aurait du savoir. Que ce n’était peut être pas si anodin que ça. Elle serra fortement la branche, s’écorchant encore plus la paume des mains. Il ne l’avait pas suivi, pas cette fois. Non, il ne pouvait pas toujours la suivre. Et puis, la venue du Général voulait sûrement dire quelque chose, et il avait sûrement des as de gens à informer, si ce dernier n’était pas venu depuis plus de quatre ans. Ou alors ils l’avaient bien caché, même si ce n’était pas très dur. Elle se massa longuement les jambes pour relancer la circulation sanguine au mieux, car le froid la paralysait. Elle grimpa plus haut, se glissa dans toutes les couvertures encore légèrement chaudes, et laissa le temps au tas de chiffon de monter en température. Cela ne mit que quelques minutes, et enfin elle s’arrêta de trembler. Elle avait envie de rester là. Elle ôta son manteau et le plaça par dessus les couvertures encore, couche supplémentaire contre le froid, et se laissa aller à somnoler. A cette heure ci, c’était tout ce dont elle avait envie. Il n’était pas très tard, mais elle n’avait pas envie de réfléchir. Pas envie qu’on la dérange. Et pourtant, juste après qu’elle se soit installée, elle entendit le bruit de quelqu’un qui s’enfonçait dans la neige. Elle releva la tête, agacée, tenta d’apercevoir qui était présent au bas de l’arbre. C’était le général. Elle n’avait pas envie de le voir, lui encore moins qu’un autre. Il était tellement gauche, la prenait tellement pour une imbécile ! Pourtant, elle se releva et enfila son manteau, montrant bien qu’il la dérangeait. Il eut au moins le mérite de paraître gêné. Mais à peine. Ca n’était pas son travail, d’être gêné pour les autres. Il lui adressa un salut qu’elle jugea militaire, bien qu’elle n’ait jamais vu de militaire auparavant. Mais dans sa posture, tout indiquait l’appartenance à une force organisée. Elle descendit souplement de sa branche, atterrit sur la dernière et l’observa.
« Oui ? »
C’était presque un exploit. Signe de son intérêt pour ce qu’il avait à dire. Sinon, elle se serait sûrement contenté de l’ignorer et de retourner se reposer, ou alors elle l’aurait observé d’en haut, un sourcil relevé. Elle s’assit confortablement sur la fourche, montrant par là qu’elle ne descendrait pas plus bas. C’était une façon, assez simple et gamine il était vrai, de montrer sa supériorité et le fait qu’elle était chez elle. Lui n’était qu’une personne débarquant en un lieu qui lui était inconnu. Oh, il connaissait le cirque ! Mais il ne connaissait pas cet arbre, et il ne la connaissait pas, elle.
« Twee. Je voudrais vous parler. »
Et voilà, encore une phrase inutile. Il parlait trop, pour dire trop peu de choses. Elle ne répondit pas, le laissant continuer. Une phrase pour le rabrouer aurait été simple à trouver, mais n’aurait fait que ralentir le rythme de la conversation et ne lui aurait rien apporté.
« C’est au sujet du Cirque. »
... Sans blague. Il avait vraiment beaucoup de mal à arriver dans le vif du sujet. Twee décida de l’aider un peu, ou ils y passeraient la journée :
« Bon. Général, vous pillez les vestiges de l’avant-retournement, non ? Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi. Pourquoi tout ceci pour se cacher ? Tout le monde se fiche de ces expériences, je suppose. »
En fait, Twee était vraiment très curieuse, pour oser faire une phrase aussi longue à un inconnu. C’était peut être le premier à la faire parler autant en si peu de temps. Elle s’en fichait, elle voulait juste savoir. Elle savait que parler autant procurait des informations sur qui elle était, mais après tout elle n’était personne. Elle ne pouvait rien faire, à part regarder les alentours et admirer une situation. Elle pouvait peut être être sarcastique, aussi, ça elle savait faire, le peu qu’elle ouvrait la bouche. Mais ça n’était que ça.
« Non. Non c’est faux, tout le monde ne s’en fiche pas justement. En fait, nous ne sommes pas les seuls sur le cirque. Mais je préfèrerais ne pas le hurler.
- Ah parce que vous allez me donner des informations privées alors que je n’ai pas même de numéro ? »
Vive et réactive, Twee était une véritable catastrophe à vivre avec. Elle ne lisait pas beaucoup, savait à peine compter, mais son esprit était ordonné et faisait preuve d’un grand sens pratique : elle avait, comme on disait, le chic pour mettre le doigt sur les choses qui faisaient mal.
« Je n’ai pas le choix. »
Et visiblement, s’il l’avait eu, il n’aurait pas fait ce choix là. Twee était vraiment intéressée maintenant. Pourquoi n’avait-il pas le choix ? Pour pas que quelqu’un d’autre ne le lui raconte ? Pour pas qu’elle n’aille fouiller de son plein grès et fourrer son nez partout ? Ou tout simplement sur un ordre de son supérieur ? Elle n’en savait rien, elle ne savait pas si elle avait envie de savoir. Cependant, il avait une bonne raison, et elle voulait en savoir plus. Mais elle ne voulait pas descendre de son arbre. Ni l’y laisser monter. Elle soupira, remonta de quelques branches et lui fit un signe de main. C’était sa maison, autant s’y comporter comme dans sa maison : s’il était incapable de monter tant pis pour lui. Mais elle se trompait lourdement : d’un mouvement fluide il agrippa la base de l’arbre et se hissa comme si de rien n’était. Ce n’était pas le fait d’avoir réussi qui l’interpela, mais l’aisance avec laquelle il était monté. Cet homme n’avait pas perdu son temps. Twee s’assit au milieu des couvertures, sans lui laisser de place. Il n’était pas vraiment invité : il n’avait fait que s’inviter tout seul, à son point de vue. De toute façon, ça n’était qu’un arbre : il n’y avait rien d’autre que des branches et quelques trucs à grignoter. Le Général ne s’en fâcha pas, et au contraire s’assit à même le sol en tailleur. Comme si c’était là sa place. Il hésita quelques secondes, chercha ses mots. Il n’aimait visiblement pas beaucoup parler. Peut être préférait-il agir... Twee s’enroula plus encore dans les couvertures, et lui en proposa une. Il accepta, se lova dedans. C’était assez étonnant, ce jeune homme en uniforme enroulé dans une couverture grise qui avait du être rapiécée une centaine de fois au moins. C’était le début de l’après midi, et c’était le début de l’hiver, mais Twee avait l’impression d’être un de ces soirs froids, tellement froids que vous aviez l’impression que vous alliez mourir cette nuit. Ces nuits froides que l’on passe à plusieurs pour ne pas déprimer seul, à parler de choses et d’autres et à écouter les contes des plus vieux. Ces derniers se faisaient rarement prier pour raconter des choses et d’autres, certaines vraies, la plupart totalement invraisemblables. Mais en ce jour, ce dont ils avaient à discuter n’était pas joyeux, n’était pas trivial. C’était même plutôt déprimant. Le Général finit par prendre la parole d’une voix calme et posée. Il avait mis de l’ordre dans ses idées, c’était plus simple. Surtout que l’histoire était longue, venait de loin.
« C’est une histoire qui a commencé il y a de nombreuses années...
... A cette époque, la terre était encore prospère. Non, l’homme ! était encore prospère. Toutes ces ruines dont tu connais l’existence étaient debout, fiers, pointés vers le ciel et grattant le ventre des nuages. Nous étions nombreux, trop presque. Une ville comme celle qui nous entoure, de taille pourtant modeste, pouvait abriter des centaines et des centaines de personnes, assez pour remplir deux, trois, cinq grands chapiteaux et qu’il y en ait encore à se masser dehors. Chaque pièce, chaque étage était habité. Et les hommes dominaient la terre. Ils la cultivaient, l’affamaient, la desséchaient. Ils avaient développé une technologie de pointe, grâce à laquelle on pouvait communiquer à des centaines de kilomètre de distance sans même bouger de chez soi, ou commander à manger, à boire, ou des fournitures sans se lever de sa chaise. Un monde où deux classes étaient bien présentes : les riches et les pauvres. Oh, la distance entre les deux était toute relative : relative aux périodes, à quelques mois près parfois, relatives aux lieux et aux distances... Mais les différences étaient grandes. Et puis, impossible de réguler la vie d’autant de personnes sans devoir sacrifier certains aspects... Plus humains. A cette époque, il était simple de communiquer et de planifier de grandes choses à distance, c’est ce qui a rendu possible l’émergence de deux grandes organisations. La première fut longtemps répandue sous le nom de l’organisation Z. Z, une simple lettre facile à faire, facile à retenir, facile à noyer au milieu de tout. Cette organisation, au début principalement constituée de fanatiques, était une sorte de groupe qui avait pour morale : retrouvons nous après l’apocalypse. Mais cette organisation fut bientôt détournée par l’armée, américaine tout d’abord, puis par les services secrets de tout pays, avant de devenir notoriété publique : l’organisation Z devint la plus grande banque de donnée scientifique qui n’ait jamais existé. L’idée était que si une catastrophe survenait, ils seraient les plus organisés, et ceux étant les plus aptes à se réorganiser après la catastrophe. Les trois quarts de ce que l’on disait sur eux était faux, bien entendu. Peu savaient la vérité : un réseau étonnamment bien organisé, principalement grâce à internet, indépendant des langues, pays et richesses. Tout ce qui importait, c’était la mise en commun et la sauvegarde d’un savoir le plus pointu possible. Ce réseau était géré par les meilleurs, les fuites d’information étaient rares, et bientôt même l’armée dût se résoudre à ramasser les miettes de ce que le renard faisait tomber par inadvertance. Ce réseau était composé de centaines de millions de personnes, mais seuls quelques uns et les plus grands étaient vraiment importants. Ils possédaient les clés de l’humanité entre leurs mains.
Mais ça ne plaisait pas à tout le monde. Un groupe, en particulier, se forma. Comme pour afficher dès le départ leur animosité, ils se nommèrent les A. Juste les A, il n’était pas ici question d’organisation, plus d’une grande communauté. Cette dernière comprenait de nombreuses personnes du commun qui ne pouvaient pas supporter être mis à l’écart comme ça pour ce qu’ils considéraient comme une sorte de racisme entre les intelligents et les stupides. C’était manichéens, mais la communauté avait besoin de cette idée pour justifier leurs actions de révoltés. A, A comme Anarchie, nom que finit par prendre le groupe bien que rares étaient les idéaux suivis ainsi. Mais ce groupe comprenait aussi de nombreuses personnes influentes, soit par volonté de couler l’équipe adverses, les tensions étant fortes dans le milieu, soit simplement par conviction personnelle. Les tensions augmentèrent rapidement, une guerre silencieuse fit rage durant de nombreuses années. Cette dernière se déclara tout d’abord sur internet, où le conflit était simple mais agressif, puis se propagea dans les médias. Toute la publicité était sponsorisée par de grandes marques, et cette guerre prit un tournant risible. Ils se battaient à coup d’advertising comme de vulgaires chiffonniers, eux qui prônaient le savoir ou la liberté.
Puis le retournement eut lieu. Personne, pas même plus de vingt ans après, ne sait ce qu’il s’est passé. Certains disent que c’est la faute de l’Organisation Z, qu’elle a été trop loin, qu’elle a provoqué cette catastrophe pour confirmer ses dires. Pour prouver sa légitimité. Certains racontent que c’est la faute des A, qu’ils tentèrent tant d’entraver les Z qu’ils ne réussirent qu’à produire une catastrophe à grande échelle. D’autres croient que les Z avaient raison, que toute cette catastrophe devait arriver, que les A étaient des imbéciles. La majorité pensaient qu’ils n’avaient tout simplement aucun effet sur la catastrophe, que ça n’était qu’une coïncidence. C’était l’explication la plus plausible, elle fut adopté par la plupart. A, Z, et les autres : le monde se divisait alors en trois parties, indépendantes des pays, libérées par la communication vocale, par le net. Mais après la catastrophe, tout changea. La plupart étaient morts, les têtes étaient coupées. Mais certains persistaient. Les ondes radio passaient encore, et juste après la catastrophe, certains objets magnétiques et ondulatoires pouvaient fonctionner. Ca ne dura pas...
Mais un rendez vous fut fixé, pour ceux qui purent être contactés. »
Le Généra s’arrêta quelques secondes. Ca ressemblait à un mythe, une histoire oubliée depuis longtemps, que tout le monde connaissait mais que tout le monde ignorait, comme si c’était trop douloureux. Quelques secondes, Twee songea à cet autre monde. Un monde où les hommes étaient nombreux, tant qu’ils se marchaient dessus et se décimaient. Un monde où une vie ne signifiait rien ou presque. Un monde trop plein, trop développé, trop trop. Elle pouvait clairement voir les vices apparaître devant ses yeux. Après tout, c’était déjà si simple pour eux, perdus et seuls, de se battre, de se haïr, alors avec autant de personnes autour ? Mais déjà, Hyäne reprenait son histoire, après avoir soupiré.
« Un rendez vous fut fixé, au même endroit, pour les A et les Z, l’Organisation et la Communauté.
Et cet endroit, c’est cette ville. Depuis plusieurs années, des centaines de personnes liées par leurs convictions essayent de trouver cet endroit dans lequel tu es arrivée par hasard. Cette ville, modeste, presque inconnue, est le territoire de la plus grande guerre que la terre n’ait jamais connue : une guerre de rapidité, une guerre d’espionnage, une guerre de vols et de triche. Une guerre nouvelle, où les armes se taisent, et où l’impensable est l’habitude. Cette ville est un bastion, et le cirque...
Le cirque est le coeur de la bataille. Ici, c’est un oasis. Mad Circus. Ici, chacun est égal. Organisation, Communauté, c’est pareil : nous sommes des hommes. C’est un cirque, le but est de faire rire les gens, de les étonner, de leur en mettre plein les yeux, de leur procurer un rêve. De leur faire garder espoir. Mais en contrepartie, la proximité attise les convoitise. Les échauffourées sont nombreuses, violentes, rapides. »
Twee repensa à l’attaque qu’avait subi sa... Mère, quelques années plus tôt. Elle n’avait plus jamais été témoin de tels évènements, mais ils étaient visiblement monnaie courante. Ici, la moyenne d’âge n’était pas très élevée, et visiblement ça n’était pas par cause de vieillesse ou de maladie. La Jeune Fille soupira à son tour. Elle se rendait compte que sous l’emballage sucré, Mad Circus portait bien son nom. Alors chaque personne ci présente pouvait être casée dans une catégorie ? Comment avait-elle atterri au milieu de tant de problèmes ?
« Cependant, tout reste invisible. Car si quelque chose se sait, la personne concernée aurait enfreint les règles de Mad Circus. Et celui qui enfreint les règles est exécuté. »
Exécuté. Un mot si dur... Ils étaient si peu, pouvaient-ils vraiment se le permettre ? Il restait peut être moins de quelques centièmes de pourcents de la population initiale de la terre, et ils s’éliminaient toujours entre eux ? Parfois, elle n’avait pas l’impression de faire partie de cette espèce. Les hommes lui semblaient tellement illogiques ! Elle avait vécu tant de temps loin d’eux, sans avoir besoin d’eux... Elle ne comprenait pas même ce besoin qu’ils avaient de faire de grands groupes pour ne pas se sentir seuls, le besoin de connaître tant de personnes, tant d’autres gens. Après tout, elle avait bien vécu seule avec la même personne pendant plus de dix ans, et elle n’était pas différente d’une autre. Tout du moins le pensait-elle.
« La peine de mort est nécessaire. Nous ne pouvons pas nous permettre de détruire ce monde, cet oasis, par cupidité. De toute façon, toutes les personnes prenant part à ce conflit ont accepté ces risques il y a longtemps. »
Ah ? Donc, elle avait pris connaissance de ce conflit, elle devait maintenant en respecter les règles ? Et avait-il au moins une bonne raison pour lui faire respecter ces mots ? Elle eut un petit rire.
« Je ne suis pas d’accord. »
Le Général la regarda en haussant un sourcil. Parce qu’elle pensait qu’elle avait le choix, dans cette guerre ? Lui-même n’était qu’un pauvre petit général, à la merci des scientifiques, qui étaient eux même à la merci des grands organisateurs, les gros bonnets. Politiciens scientifiques, manipulateurs, ils avaient su s’assurer la confiance totale et parfois effrayantes des membres les plus puissants, que ce soit physiquement ou mentalement. Les joueurs du cirque n’étaient que des pantins à côté des monstres de guerre qui subsistaient ici. Ils n’étaient que des danseuses sous les griffes d’un tigre doté d’armes aussi puissantes que des mitraillettes ou des fusil à pompe, objets qui se gardaient jalousement. Mettre la main sur une arme à feu était signe que l’on allait soit mourir, soit prendre le contrôle. Lui-même, en son grade de Général, possédait une petite arme de poing, mais il ne pouvait s’en servir de façon aussi commode qu’il le souhaiterait. De plus, il était terriblement restreint par le règlement en vigueur, et il jouait sa tête à chaque fois qu’il le sortait de son étui. Il avait donc longuement réfléchi à ces lois, bien évidemment. Comment les interpréter, comment espérer les contourner, ou simplement leur obéir d’une façon différente.
« Ces règles sont nécessaires pour que ce monde survive. Tant que tu ne désobéis pas aux règles de la raison, tu ne risques rien. »
Elle ne risquait rien. Alors, si elle faisait quelque chose qu’ils considéraient comme hors de raison, comme fou, ils la puniraient ? Elle n’avait pas le droit de faire ce qu’elle voulait ? Et ce, depuis quand ? Peut être que ses valeurs a elle étaient différentes de ce qu’ils considéraient comme normal. Et alors, peut être voudrait-ils la punir pour quelque chose qu’elle même considèrerait comme tout à fait normal. Et donc, il lui demandait d’être totalement d’accord avec cette idée ? Twee eut un rire nerveux.
« Je ne vous ai jamais demandé de me raconter tout ça. »
Elle ne voulait pas avoir l’impression de lui devoir quelque chose, l’impression d’avoir une dette envers lui.
« Vous ne m’avez pas arrêté non plus. »
Il n’y avait pas un argument pour rattraper l’autre, comme s’ils se sentaient tous les deux coupables. Lui, pour lui avoir raconté tout ça. Elle, pour l’avoir écouté, pour avoir bu ses paroles. Elle bâilla longuement, laissant échapper une sorte de soupir. Il se releva précipitamment et s’inclina de façon formelle :
« Mais je vous vole votre temps ! Laissez moi me retirer je vous prie. Prenez le temps de penser à tout ça. Je voudrais seulement vous avertir que je ne suis qu’un rouage dans cette mécanique, et que si vous ne prenez pas rapidement un parti dans cette guerre vous allez subir de nombreuses pressions et n’arriverez plus à vous en sortir. Cependant, se décider peut devenir dangereux. Soyez sage, demoiselle. »
C’était un avertissement. Elle le remercia et le congédia d’un signe de tête. On lui demandait de prendre part à une guerre à laquelle elle n’appartenait pas pour un idéal qu’elle ne partageait pas, sans quoi elle serait mise de côté. Ou alors sollicitée de tous côtés. Elle se roula de nouveau dans ses couvertures, regardant vaguement la neige se remettre à tomber, à gros flocons légers et silencieux. Pourquoi ne pouvait-elle pas continuer à vivre comme elle le faisait jusque là ? Cet enjeu était-il si important que ça ? Elle ne comprenait pas ce qui les fascinait. Etait-elle insensible ? Cette question la toucha de plein fouet. Elle ne les connaissait pas, même après des années, et ne les comprenait pas. Peut être, au lieu de venir des autres, le problème venait d’elle ? Elle cilla. Elle n’avait jamais eu l’impression d’être ou d’avoir quelconques problèmes. Bien sûr, elle avait rarement croisé de personnes aussi renfermées qu’elle, mais n’était-ce pas légitime ? N’en avait-elle pas le droit ? Lui retirerait-on aussi le droit de ne pas sourire, dans ce cirque ?
Ce furent sur ces pensées étranges qu’elle finit par s’endormir, fatiguée par une matinée courte mais forte d’informations nouvelles. Twee n’était pas adepte de ces horaires étranges, mais c’était sa façon à elle de s’isoler, de résoudre ses problèmes. Après une bonne nuit reposante, tout paraît toujours plus clair. Les problèmes se résolvent d’eux-même. Le travail se fait tout seul, nous procurant joie et sourires là où la veille nous pestions contre lui. Pas très loin de l’arbre bleu, les yeux bleus du Magicien l’observaient. Ces yeux ne distinguaient qu’une tâche rouge cachée par ce qui semblait être des haillons, mais savaient ce qu’ils regardaient. Lied ressortit pour la cinquième fois l’arme de son fourreau, vérifia la présence des balles, fit glisser le mécanisme dans un bruit feutré, le rangea. Cette arme ne servirait pas ce soir, mais les prochains jours risquaient d’être dangereux. Et alors, cette arme pourrait se révéler comme la seule façon de défendre ce à quoi il tenait.
Le cirque. La fille. Sa cause. Ses idéaux. Son espoir.
Tout cet espoir.
Il se laissa tomber au sol, vérifia le contenu de ses poches, se tourna vers l’extérieur. Et franchit les remparts de feuilles que formaient les troncs alignés de façon serrée. Cela ne faisait que quelques années que ces merveilles avaient été plantées, un des rares projet sur lequel l’Organisation et la Communauté s’étaient mis d’accord. Une merveille, car l’alliance de ceux qui détenaient le savoir, et de ceux qui détenaient la compréhension de la nature et voulaient la préserver. Le cirque tout entier était un véritable rêve vivant car alliance de ces deux mondes opposés. Guerre futile qu’une symbiose aurait pu éviter, et sublimer un gouvernement utopique. Et utopiste. Le monde parfait n’existe pas, il y a toujours de nombreux problèmes impossibles à gérer. La création et la prise en charge d’un côté de la vie quotidienne permettait aux problèmes de se créer de l’autre côté.