Chapitre I
Trois ombres marchaient sur la route.
Trois ombres marchaient, deux grandes et une petite. Trois ombres aux contours incertains marchaient le long d’une route infinie, délabrée, faite d’asphalte éclaté en de nombreux endroits, une route fissurée n’ayant pas du voir de véhicules depuis plusieurs années. Inapte à les recevoir. Une route sur laquelle les ombres devaient faire des grands pas, des sauts parfois pour ne pas se tordre la cheville dans les débris. De temps à autre, une racine sortait de terre, au milieu de cette route, une racine presque aussi épaisse qu’un tronc d’arbre, bloquant la route. Les ombres devaient alors escalader cet obstacle. Pour continuer à marcher sur la route délabrée.
Jusqu’à ce qu’une nouvelle racine apparaisse.
C’était un recommencement sans fin pour les trois ombres. Et pourtant, elles avançaient, comme si elles avaient un but et savaient où elles allaient. Comme si le monde possédait encore certains endroits où il faisait bon se rendre. Alors que c’était impossible. Le monde avait changé. Personne ne savait en quelle année nous étions. Personne ne savait quel jour c’était. Le temps n’avait plus d’importance, maintenant. Tout était rythmé par les saisons, pour peu qu’il y en ait encore. Le temps, cette graduation immuable de la vie d’un homme, n’existait plus. Certaines montres fonctionnaient encore, les piles étaient des objets précieux, mais tout ce qui rappelait l’ère d’avant était précieux.
L’ombre la plus petite s’arrêta au milieu de la route pour s’asseoir. C’était une jeune fille, qui devait avoir une dizaine d’années. Ses grands yeux bleus étaient cachés par une crinière blonde cendrée en bataille qui lui retombait sur la nuque. Elle renifla, essuya ses mains sales sur son manteau rouge. Un manteau en cuir épais, qui avait du être magnifique, quelques années plus tôt, lorsqu’il avait été acheté. Maintenant, tâché d’huile, de boue, troué, il aurait été bon à jeter. Au moins quinze fois. Pourtant, elle s’essuya les mains dessus et en resserra les pans pour se tenir chaud. La première grande silhouette voulut s’arrêter pour l’attendre, mais la seconde lui donna un ordre sec, et la troupe repartit. La petite fille aurait voulu s’asseoir, sur le bord de cette route, pour attendre. Mais elle ne le pouvait pas. Si elle s’arrêtait, alors ils partiraient sans elle, et elle se retrouverait seule, sur cette route.
Et alors elle mourrait.
La mort faisait partie intégrante de sa vie, et ce depuis qu’elle était toute petite. Elle n’avait pas eu ce que nous appelons, nous, une enfance facile. Elle était née alors que le monde s’était ce que l’on appelle retourné. Le monde avait déjà perdu le temps, ses repères. Elle n’avait jamais connu que cette route, ainsi que des villes, désertes. Ils étaient très peu à avoir survécu au retournement. Ceux qui avaient survécu étaient maintenant presque tous morts, ou alors ils ne parlaient pas. Ils se souvenaient, les yeux dans le vague, d’avant. Ils ne voulaient pas voir ce qu’il était devenu du monde. De tout ce qui constituait leur quotidien auparavant. Ils se souvenaient de leurs familles, de leurs amis. Tous morts. C’est au moment du retournement que la mort a commencé à devenir familière à tous. Rares étaient ceux qui pouvaient alors se targuer d’avoir encore un oncle ou un frère en vie : chacun se retrouvait seul avec lui même. Les débuts avaient été particulièrement difficile : le manque d’électricité et de technologie, qui était devenu au fil du temps tout ce dont on avait besoin, se faisait sentir. Mais certains avaient survécu. S’étaient retrouvés. Une génération zéro avait vu le jour. Mais les informations ne voyageaient plus. Personne ne savait combien avaient survécu au retournement, personne ne savait quelles civilisations avaient disparu. Si certaine étaient encore intactes. Comme dans le passé, ce que contenaient les autres terres n’était devenu que des suppositions, plus ou moins probables. Certains pensaient que des continents n’avaient pas subi de retournement, d’autres qu’ils étaient les uniques survivants. Mais personne ne pouvait dire la vérité. Les savoirs se perdaient. Les enfants ne savaient plus lire, ni écrire, ni compter. Après tout, à quoi tout cela servait-il dans un monde où il n’y avait rien à lire, rien à compter ? Le temps manquait déjà pour se procurer de la nourriture et pour survivre, il était donc compréhensible que l’apprentissage soit un luxe que peu pouvaient se permettre.
La nuit finir par tomber, d’abord sous forme de crépuscule, et ensuite avec l’apparition de centaines d’étoiles dans ce ciel d’automne, suivi par l’arrivée d’une lune qui semblait manger la moitié du ciel. Personne ne savait ce qui s’était passé, mais depuis, la lune semblait plus grosse, plus ronde, plus proche.
Ce qui était impossible.
La petite fille au manteau rouge s’arrêta de nouveau. Elle ne pouvait pas continuer, ses chaussures usées laissaient voir le bout bariolé de ses collants bicolores. Elle s’assit sur une pierre, plus déchaussée que les autres. Les deux grandes ombres ralentirent, s’arrêtèrent. Firent demi-tour. Il était tard, ils ne pouvaient pas continuer, pas dans le noir. Il était dangereux de se déplacer dans le noir. La nuit toute entière était devenue dangereuse. Des deux grandes ombres, l’une dépassait l’autre d’une demi-tête environ. La plus grande était un homme. La seconde, une femme. Les deux portaient un long manteau à capuchon, comme la plupart des nomades maintenant. Noir. Lorsque la femme défit la broche qui maintenait sa capuche en place, on put découvrir son visage, d’une grande finesse et surtout âgé. Âgé pour une femme du retournement : elle devait avoir dans les quarante cinq ans, et elle avait cette beauté singulière des personnes qui vieillissent bien. L’homme, lui, n’avait pas ôté sa capuche. Il ne le pouvait pas. Ou tout du moins, ça lui était difficile : un éclat argenté au niveau de ses manches laissa deviner qu’il était menotté. Prisonnier. Cependant, la femme le découvrit, laissant voir un visage beaucoup plus jeune, presque trop jeune pour avoir vécu le retournement. Presque. Il devait avoir une vingtaine d’années, et était à cet âge florissant où l’avenir semble encore possible, même à cette époque sombre. Il était à cet âge où l’espoir prend naissance, où tout devient réalisable. On est grand, on est fort, on est beau, on est endurant.
Mais on reste seul. Et alors l’espoir passe, se fane, se fade dans le néant. Les couleurs joyeuses de tout ce qui nous entoure nous paraît alors gris, inaccessible. Tous les projets que nous avions, se transformaient en une lente acceptation de son sort. Oh, il y avait de nombreuses choses à faire en ce monde. Un monde détruit, qui signifiait aussi le renouveau de ce monde. Mais la tâche était tellement énorme, semblait tellement insurmontable ! C’était tout à fait impossible pour une personne seule. Et trouver d’autres personnes ne se mesurait plus en jours, ni même en semaines maintenant. Mais parfois en années. Un homme seul pouvait tourner des années durant sans jamais croiser personne, maintenant. Ce qui aurait semblé tout à fait incroyable, avant.
La jeune fille commença à fouiller dans le sac que la dame avait posé au sol, alors que je jeune homme restait silencieux, immobile. Il n’avait pas le droit de bouger, pas le droit de parler, rien. Il était prisonnier. Oh, il aurait pu se rebeller, fuir. Ou tenter, au moins. Mais il n’en voyait pour l’instant pas l’utilité : après tout, ce couple étrange qui avait croisé sa route était peut être une aubaine : ils savaient où ils allaient, ils ne l’avaient pas tué, et plus rassurant encore ils le nourrissaient et ne l’avaient pas mangé. Oui, c’était devenu presque courant, alors que le manque de nourriture avait commencé à se faire sentir, et croyez moi, ne pas savoir si quelqu’un va chercher à discuter avec vous, ou vous chasser pour vous manger, ça gêne, au niveau relationnel. C’était donc avec plus un sentiment de curiosité que de peur qu’il les suivait et se laissait emmener. La jeune fille sortit des portions de viande séchée du sac, qu’elle déposa religieusement sur une pierre plate, avant de poser à côté d’elle des brindilles de bois sec, ainsi qu’une petite boite d’allumette. Pour elle commençait alors le travail le plus difficile : faire un feu qui durerait le plus longtemps possible en consumant le moins de bois possible. Et, surtout, n’utiliser qu’une seule allumette. Ce dernier point était le plus important et le plus compliqué. La femme avait disparu dans les ombres. Comme toujours, à cette heure. Dès qu’ils se posaient, elle disparaissait. Nul ne savait ce qu’elle faisait. Nul ne s’en souciait.
La jeune fille arrangea les brindilles jusqu’à former un petit tipi de bois, arracha des herbes folles jaunies par le froid autour d’elle et les déposa à la base de sa création. L’herbe serait facile à enflammer, les brindilles tiendraient plus longtemps. Mais rien qu’avec cela, malgré l’entrainement, elle savait qu’ils se réveilleraient le lendemain matin transis de froid, à frotter leurs doigts et leurs pieds dans la crainte d’attraper des engelures. L’automne était là, maintenant, depuis au moins deux bonnes semaines, et le froid allait vite devenir leur pire ennemi. Leurs lourds manteaux, qui les encombraient encore le mois précédent, seraient bientôt trop légers pour supporter le climat. La petite fille ne savait pas où ils se trouvaient, mais elle savait que la femme savait. Sa mère. Même si le mot n’était pas loin pour elle d’être vide de sens. Une mère qui laisserait son enfant sur le bord de la route s’il n’avance pas assez vite, une mère qui met des menottes à l’étranger qu’ils croisent, une mère qui lui apprend à survivre. Elle n’aimait pas particulièrement sa mère, en fait elle n’avait pas conscience de lui devoir quelque chose. Depuis toujours, c’était la seule personne qu’elle avait connu, la seule personne à qui elle avait été autorisée à parler. Lorsqu’ils croisaient une ville, sa mère et elle en faisaient le tour, et seule l’adulte avait le droit d’aller voir les trésors dont recelait possiblement ce point de passage. Les villes étaient dangereuses. Une fois, sa mère était revenue avec de nombreuses plaies, qui avaient mis longtemps à guérir. C’est pourquoi la petite fille n’avait même pas l’envie d’aller en ville. La vie se résumait à cette route, ces racines. Jamais il ne fallait quitter la route. Ca aussi, elle avait demandé à sa mère, pourquoi cette route. Cette dernière avait longtemps hésité, ce qui ne signifiait rien en ce monde où le temps n’était plus précieux, et elle avait finalement répondu. Les routes mènent à des endroits où vivent d’autres personnes. Si on sort de la route, on est perdu. La petite fille avait alors compris que sa mère, qui fuyait les villes, avait peur de quitter cette route et de s’enfoncer dans les alentours pourtant oniriques de cette bande d’asphalte. Que n’aurait pas donné la petite au manteau rouge pour aller courir dans les prairies, les champs de maïs que plus personne ne cultivait, ou au milieu de ces forêts d’émeraude ! Mais elle n’osait pas. Elle n’en avait pas le droit : c’était dangereux. Personne ne savait plus ce qu’il y avait là bas, derrière les arbres. Même les racines sur la route étaient des obstacles trop naturels pour convenir à l’homme.
La petite fille approcha ses mains en coupe du tas de brindilles, et souffla sur ses doigts pour les réchauffer. C’est qu’il ne fallait surtout pas se louper. Elle hésita, sortit une allumette de sa boite, l’approcha. Un petit vent soufflait, anodin mais pourtant mortel pour la petite flamme qu’elle s’apprêtait à faire jaillir. Elle allait craquer le bâtonnet, lorsque deux mains menottées apparurent autour du tas de branches. Lui aussi, avait froid. Reconnaissante, la petite fille craqua l’allumette, et l’herbe jaunie s’enflamma d’un seul coup, prodiguant ensuite la puissance nécessaire à la flamme pour gagner le bois. C’était gagné. Poussant un soupir de soulagement, la fillette recula doucement avant de rapprocher ses mains du foyer. En face, l’inconnu faisait la même chose. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, seuls quelques mots avaient été échangés entre les deux personnes. Lui avait bien essayé plusieurs fois de lancer la conversation, mais la petite fille n’avait jamais appris à tenir un dialogue, et ses tentatives se heurtaient pour la plupart au mur d’incompréhension de la fillette. Pourquoi avait-il besoin de parler ? Elle ne parlait jamais, elle. Elle n’en avait pas besoin. Sa mère lui avait dit une fois que c’était une perte de temps et d’énergie. Pour le temps, elle n’avait pas très bien compris, mais l’énergie ça, oui. Si elle était fatiguée, alors elle aurait envie de s’asseoir sur le bord de la route. Alors, elle serait seule. Elle ne se rappelait n’avoir vu sa mère faire demi tour qu’une seule fois, alors qu’elle pleurait et criait. Elle l’avait giflé. Et était reparti. Alors la petite fille avait du la suivre.
La femme revint, s’assit près du feu, ramassa les pans de son habit. Ainsi, elle faisait plus humaine, moins froide. Elle aussi souffrait. Seulement, ne supportant pas cette souffrance, elle choisissait de la partager avec les autres.
« Maman, pourquoi le garde-t-on ? »
Question légitime. Après tout, il n’était qu’une bouche de plus à nourrir, et la nourriture était rare. Il fallait parfois se glisser dans les forêts pour poser des collets, attendre toute la journée, puis s’occuper de l’animal si on avait la chance d’en attraper un. Un lièvre, gros et gras de par la prolifération nouvelle de la nature, pouvait vous nourrir plusieurs repas. On était économe. Mais la faim, toujours, tiraillait le ventre. Et puis, la mère n’aimait pas aller dans la forêt. Elle était nerveuse, elle criait même parfois, ce qui avant ne lui arrivait jamais. Elle détestait tout ce qui touchait à cette nature.
Pour la première fois depuis des jours, un petit sourire apparut sur les lèvres parcheminées de la femme. Elle ne savait pas exactement elle-même pourquoi elle avait en quelque sorte capturé cet homme, mais elle savait qu’elle ne pouvait ni le laisser partir, ce qui aurait signifié sa mort assuré au vu de ce qu’il transportait - c’est à dire rien - et ni le laisser librement aller avec elle et sa fille, ce qui aurait été fou, tout simplement. Maintenant, elle ne faisait plus confiance à personne. Elle décida de ne pas répondre à la question de sa fille. Elle savait qu’elle était trop souvent muette, qu’elle répondait trop peu, mais c’était pour son bien. Moins elle en savait, mieux elle se portait. Ainsi, elle conservait des morceaux d’innocence qui, lorsqu’elle grandirait, finiraient par se déliter doucement.
Ce que la mère ne voyait pas, c’était que les fragments d’innocence de sa fille étaient déjà presque inexistants. Il n’y avait pour elle qu’une route grise entourée d’herbe, entourée de forêt, parfois traversée par une racine. Pour elle, la vie se résumait à ça. Pas de paroles, pas de mouvement superflus. Pas de rires. Mais la mère ne voulait pas lui offrir de jeunesse plus douce. Comment ferait-elle, une fois grande, ou une fois seule, si elle ne savait pas survivre ? Elle voulait lui enseigner tout ce qu’elle savait, faire d’elle une véritable survivante. Ne pas la laisser sans défense, comme elle même s’était retrouvé seule et perdue après le retournement. Une survivante. Une misérable survivante...
« On approche d’une ville non ? »
C’est lui qui avait parlé. La mère le regarda. Il avait raison. Elle le savait, elle avait suivi le plan du doigt, longuement, pour être sûre. Bientôt, ils arriveraient à une ville, une toute petite ville étant marquée comme Sahëlle. Elle se demandait s’il y aurait des survivants, là bas. Elle ne savait pas ce qu’elle chercher, à aller de ville en ville ainsi. Quelqu’un, peut être, à qui se raccrocher ? Mais depuis tout ce temps, et avec le nombre de survivants, elle doutait ne jamais revoir un visage ami. Tous... Morts. Pourquoi avait-elle survécu ? Elle ne voulait pas de cette existence. Et pourquoi... Sa fille lui tendait une lamelle de viande séchée. Elle la prit, sans expression. Ne pas laisser voir ses doutes, ses peines, ses remords, ses joies.
« Cette ville dont on approche. Elle n’est pas morte, vous savez. »
Il continuait à parler. Toujours. Tous les soirs, il essayait de nouer une conversation, malgré les regards désapprobateurs de la mère, malgré la curiosité très bien cachée de la petite fille qui ne lui offrait qu’un visage sombre. Il continuait à parler, tous les soirs, et tous les soirs il parlait seul.
« Il y a un cirque, en ville. Tu sais ce qu’est un cirque ? »
La mère ne répondit pas. Sa fille ne savait pas ce qu’était un cirque. Elle ne le lui avait jamais dit. Ca n’était pas une information importante. La petite faille savait déchiffrer les panneaux, compter jusqu’à mille, faire des additions et des soustractions basiques. Elle connaissait ses première tables. Comment nouer un collet, comment dépecer un lièvre ou des musaraignes. C’était suffisant. Bientôt, elle lui apprendrait à lire un plan, à se servir d’une boussole, et elle l'emmènerait avec elle en ville - mais pas tout de suite. La ville était encore trop dangereuse. Et, bientôt, elle lui apprendrait à se servir d’un couteau. Non pas pour chasser le lapin, mais pour se défendre. Sa fille était musclée, fine, vive, à force de marcher et gravir les troncs, avait un très bon équilibre : elle n’aurait aucun mal à se servir d’un couteau. C’était indispensable.
« Dans un cirque, il y a des personnes qui font de la magie. Tu as déjà vu un tour de magie ? »
Non. Non, elle n’avait jamais vu de tour de magie : elle ne savait même pas ce qu’était la magie, après tout. Elle n’avait jamais connu que cette route, et sa mère. Et sa mère ne savait pas faire de magie, sauf si la magie c’était marcher sur une route, trouver de la nourriture, et survivre.
Ainsi alla la soirée. Comme tous les autres soirs depuis qu’ils étaient trois : la voix douce de cet homme qu’ils ne connaissaient pas, le mutisme de ces deux femmes habituées à la solitude. Lorsqu’ils eurent fini de manger, chichement mais manger tout de même, la petite fille alla s’allonger contre sa mère, histoire de partager la chaleur de leur corps. Le jeune homme, lui, se positionna du mieux qu’il le put à l’exact opposé, laissant le feu entre les deux groupes. Ils étaient différents. Ils n’appartenaient pas au même monde. Lui, il avait envie de vivre. Il n’avait pas abandonné l’espoir. Il était jeune. Il pensait, au plus profond de lui, qu’il y avait quelque chose à faire dans ce monde pourri de l’intérieur, et prêt au renouveau. Alors qu’elles... La mère avait déjà abandonné tout ce à quoi elle tenait, et vivait au jour le jour car la mort lui faisait plus peur encore que ces vie vide de sens. Quand à la fille, elle était emportée, contre son grès, par sa mère. Il aurait bien voulu lui montrer la beauté de la vie, le bon côté des choses, mais elle était tellement fermée... Peut être cela changerait-il lorsqu’ils arriveraient en ville. Ils n’étaient plus très loin...
-
Le lendemain fut la même journée que la veille, la même que l’avant-veille. La petite Fille suivait sans hésitation les deux grandes ombres. Leurs manteaux au col relevé masquaient des visages fatigués, fatigués de marcher, fatigués de se hâter vers un but sans fin. Visiblement, la plus grande des silhouettes commençait à fatiguer, plus que les autres : elle n’avait pas l’air d’avoir l’habitude d’autant marcher, sur d’aussi longues distances, avec aussi peu de repos et de nourriture. La petite fille lui tendit une main secourable. Le geste était misérable, symbolique. Et pourtant, la grande ombre saisit cette petite main, et avec un sourire, se releva. Plus loin, la femme s’arrêta quelques secondes pour les attendre. Et ils repartirent de nouveau. Vers l’avant, toujours, sans jamais se retourner. Il n’y avait pas de petit déjeuner, et c’est le ventre vide qu’il fallait voir l’astre monter vers le ciel, avec pour seule musique dans les oreilles le chant des oiseaux et le sifflement du vent dans les quelques branches présentes autour de la route de bitume éclaté. Le ventre vide et les pieds lourd. Un chiche déjeuner faisait office de pause à midi, ainsi qu’un temps de repos d’une à deux heures, en fonction du temps et de l’état des troupes, avant de repartir. Et, l’après midi, la route, toujours. Toujours prendre la voie la plus rapide, la moins fatigante, celle qui nous mènera le plus loin possible tout en demandant le moins d’effort. Un pas après l’autre. Lentement, sûrement, comme des fourmis irrésistiblement attirées par un but, une lumière, sans voir qu’il n’y avait rien au bout de ce chemin vide.
Le soir, ils s'arrêtèrent de nouveau pour faire un semblant de bivouac sur le bord de la route. Il ne restait que peu de viande séchée, ils ne pourraient tenir que quelques jours de plus. Cependant, la femme ne s’inquiétait pas : ils devraient rencontrer la ville le lendemain. Ici, elle trouverait bien comment se procurer de la nourriture : il y a toujours moyen de se procurer de la nourriture en ville, à condition de savoir s’y prendre. Douceur, menace, un bon couteau et hop, l’affaire est réglée. Il y avait longtemps qu’elle ne s’en voulait plus de truander ses prochains, tant que ça lui rapportait quelque chose.
« Je suis déjà passé par cette ville. A vrai dire, j’en viens. »
Encore. Il prenait la parole. Tentait de créer une ambiance, de donner le change, de faire naître une conversation. Et encore, personne ne lui répondit. Le femme parce que c’était dangereux, que de parler, et que les mots sont des armes. La fille, parce que sa mère ne parlait pas. Et si sa mère ne parlait pas, alors ça voulait dire qu’elle ne devait pas parler. Toujours faire comme sa mère. Par exemple, si elle ne faisait pas les collets pareil, elle n’attrapait rien. Si elle n’allumait pas le feu comme elle, il ne tenait pas. Si elle ne marchait pas comme elle, elle mourrait. Toujours, toujours faire comme sa mère. Alors si elle ne parlait pas, c’est qu’il y avait une bonne raison, et qu’il ne fallait pas parler.
Ainsi alla la soirée.
Ainsi alla le lendemain.
Ainsi que le surlendemain.
Et en début d’après midi du troisième jour, la ville apparut.
C’était une toute petit ville. Elle possédait un certain charme... Du fait de sa taille, les trois voyageurs se dirigèrent droit vers elle. Pour une fois, la petite fille allait pouvoir contempler les vestiges d’une civilisation disparue. Elle releva la tête, regarda autour d’elle. Au début, de petites maisons avec jardin bordaient la route, la végétation auparavant soignée et anodine s’étant transformée en simili forêt vierge. Des arbres qui n’auraient jamais du proliférer sous ces latitudes, des lianes pendant mollement du toit, de grosses fleurs colorées bouchant les fenêtres. La petite était émerveillée. Jamais elle n’avait vu tel mélange de technologie et de nature, jamais elle n’avais vu autant d’objets d’avant. Sa mère et leur compagnon marchaient religieusement, sans regarder autour. Eux, ils se souvenaient. Ils savaient, ce qu’il y avait eu ici : de la vie, de l’animation, des familles, des enfants jouant au ballon. Alors pour eux, ces petits bouts d’Amazonie attaquant ces maisons si banales, c’était douloureux. Les maisons finirent par être plus nombreuses, plus petites, plus collées, et finalement apparurent les premiers immeubles. D’abord de taille raisonnable, puis lorsqu’apparut le centre ville de grandes boutiques bordaient leur chemin. La route ici était légèrement de meilleur état, mais c’était à peine notable : de gros blocs saillaient ça et là, et les quelques arbres qui avant décoraient les bords de route étaient devenus de véritables monstres, leurs racines détruisant les pavés. C’était comme si une centaine d’année au moins avait passé.
« En vingt ans... »
C’était la femme. C’était la première fois qu’il l’entendait parler depuis qu’il était avec eux, si on exceptait le jour où ils avaient convenu de sa condition. Elle se reprit vivement, comme si cette parole lui avait échappé, contre son grès. Elle avait le visage triste. Ses souvenirs semblaient douloureux. Il détourna la tête, reposant son regard sur les alentours. Ici, le silence n’existait pas : les oiseaux étaient partout, des musaraignes et des rats filaient jusque sous leurs pieds, et on entendait presque la forêt respirer. C’était à la fois mort et vivant. Partout, l’herbe folle colonisait chaque interstice laissée à la nature, comme si elle prenait naissance dans le bitume même, et des arbres dépassaient des carreaux cassés. Quelques oiseaux les frôlèrent, arrachant un cri de surprise à la petite fille au manteau rouge.
« On devrait aller vers l’Est. »
Depuis le début, ils se déplaçaient vers le sud, vers des auspices plus clémentes qui leurs permettraient de passer l’hiver sans trop d’encombres. La saison précédente, les deux femmes étaient remontées vers le nord, telles des oiseaux migrateurs, à la recherche de civilisation. Mais elles avaient eu froid, elles avaient failli mourir. La femme jeta un coup d’oeil à celui qu’elle avait ramassé sur le bord de la route, et commença à se diriger vers l’Est. Pourquoi suivait-elle son indication ? C’était toujours mieux que de vadrouiller sans savoir où aller. Ils quittèrent la route principale pour une autre moins large et plus encombrée. Régulièrement, ils devaient se baisser pour éviter branches et racines confondues.
Deux yeux les observaient sans jamais ciller.
Au bout de quelques minutes de marche laborieuse, il s’arrêta au milieu de la voie. La femme se retourna, suspicieuse. La petite fille, les yeux vers le ciel, ne s’en rendit pas compte et continua à avancer doucement, fouineuse.
« Notre aventure s’arrête ici, ma Dame.
- ...
- Je vous remercie de votre considération jusqu’à maintenant, mais il me faut y aller, certaines personnes ont besoin de moi.
- Elle a besoin de vous.
- Pardon ?
- La petite. Elle a besoin de vous. Bientôt, je mourrai. Elle est trop jeune. Elle a besoin de vous.
- Je pourrais être dangereux.
- Vous l’êtes.
- Pourquoi alors me la confier ? »
Avant même d’avoir la réponse, il se rendit compte de la stupidité de la question. Parce qu’elle n’avait pas le choix. Elle allait bientôt mourir, elle se savait, et la seule personne disponible ici c’était lui. Peut être avait-elle planifié cela depuis le début. Peut être s’il n’avait pas semblé aussi innocent l’aurait-elle tué froidement, rien que parce qu’il signifiait une menace pour sa fille. Non, pas peut être : il en était sûre. Cette femme était puissante, à sa manière. Assez puissante pour protéger sa fille, assez puissante pour l’étouffer. Il eut une pointe de pitié pour cette petite fille qui n’aurait jamais de jeunesse, et dont la vie avait déjà été tracée par sa mère.
« Elle saura se débrouiller. Mais je vous demande de l’aider et de faire attention à elle.
- Qu’est-ce qui vous garantis que je le ferai, si j’accepte ?
- Vous êtes dangereux. Mais vous êtes une personne de parole. N’est-ce pas ?
- Vous êtes plus dangereuse que moi.
- Vous apprendrez, ne vous inquiétez pas. »
Quelques secondes, il craint qu’elle n’eut raison. Qu’il finirait immanquablement par devenir comme elle. Mais il se reprit, et finit par acquiescer d’un signe de tête. Elle fit une moue désapprobatrice, fronça les sourcils.
« Jure le. »
Lui qui pensait s’en tirer comme ça... Mais c’était impossible. Cette vieille folle pensait à tout. Ou plutôt, elle prenait le plus de précautions possible. Cependant, il n’avait pas envie de s’encombrer de la petite, aussi débrouillarde soit-elle. Elle pourrait être utile, mais il faudrait prendre soin d’elle, et sa compagnie n’était pas sans rappeler celle d’un gros escargot. Sympathique, pas très dérangeante, mais très silencieuse. Et tellement triste ! Jamais encore il ne l’avait vu sourire.
« Jurer quoi ? »
Se retrouvant seule, loin de paniquer, ladite petite fille avait simplement fait demi-tour pour revenir sur ses pas, jusqu’à retrouver ses compagnons de route. Elle avait depuis son arrivée accepté la présence de l’homme comme celle d’un compagnon. Et elle parlait, car sa mère parlait : elle pouvait donc à son tour s’exprimer. Il n’y avait pas de danger. La femme pinça les lèvres, incapable de trouver quoi répondre. Elle n’avait absolument aucun prétexte pour l’éloigner, aucun pour la réprimander. Elle finit simplement par jeter un regard éloquent à son interlocuteur. Il réfléchit quelques temps. Il n’était pas foncièrement mauvais, il ne pouvait pas s’éloigner ainsi en sachant qu’il aurait sûrement la mort de la petite fille au manteau rouge sur la conscience.
« Je le jure. Continuons vers l’Est. »
Il ne les quittait plus, à présent. La donne avait changé. Il était, encore quelques temps, associé à elles. Mais il n’était plus prisonnier, non : elle lui devait ce service, et il se demandait encore s’il tirerait autre chose de ce contrat hors la paix de son esprit. Il ne savait pas combien encore cet accord se révélerait valorisant pour lui. Maintenant, il se trouvait à la tête de la troupe, juste devant la petite fille, la mère fermant la marche. Ils n’étaient plus de niveau égal. Il avait l’avantage. L’avantage du terrain, tout déjà, vu qu’il venait d’ici et y avait passé, en fait, plusieurs mois, mais aussi l’avantage de la situation car il était devenu précieux aux yeux de la mère. Quand à la fille, elle ne se posait pas de questions : elle suivait. Elle avait toujours suivi. Incapable de briser ses habitudes, à part peut être pour s’arrêter parfois et soulever une pierre, et nettoyer un carreau pour tenter d’apercevoir l’intérieur d’un magasin. A un moment, un lézard jaillit sous ses pieds, lui arrachant un petit cri de surprise. Sa mère la réprimanda d’un simple coup d’oeil. Contrairement à lorsqu’ils étaient hors de la ville, ici, chaque rue, chaque mètre était différent, chaque endroit avait son lot de surprise. Ici, un arbre à papillon enraciné dans une poubelle, jaillissant dans d’intenses nuances de violet et attirant des centaines de papillons dans des teintes bleues et caramel. Là, un néon brisé laissant entrevoir une ruche où l’homme préleva habillement un peu de miel. Comme s’il avait toujours vécu de ça. Et là, encore, une famille de chats jaillissait de fourrés d’argent, une plante très inhabituelle à cet endroit de la planète auraient pu songer les plus vieux. C’était tout à fait onirique. La petite fille au manteau rouge avait l’impression de se retrouver dans un rêve, un panorama nouveau se déroulant sous ses yeux émerveillés. C’était une vision terrifiante pour des yeux d’adulte, et magnifique pour des yeux d’enfant. La mère baissa la tête pour ne plus voir que ses lourdes chaussures usées battre le béton.
Au bout d’une vingtaine de minutes de marche, l’homme s’arrêta et observa les environs. tendit l’oreille. Au loin, une clameur se faisait doucement entendre, faisant tressaillir la mère. Cette dernière serait bien partie du côté opposé, mais le jeune homme se dirigea droit sur elle. La femme suivit avec réticence. La fille suivait. Comme toujours. Peu à peu, la clameur s’intensifia doucement, jusqu’à devenir un calme brouhaha de sons hétéroclites. Qui, un rugissement de tigre, qui le bruit de massues tombant au sol, qui les cris joyeux d’un enfant rieur. Des bruits nouveaux, tels que la petite fille au manteau rouge n’en avait jamais entendu. Elle ne comprit pas, au début. Puis, bientôt, au détour d’une racine, la route s’élargit légèrement, et s’ouvrit sur une place, la vision suivit les sons. C’était merveilleux. La place était bordée en tout points par des arbres et des plantes d’horizons lointains, d’une telle façon qu’il était clairement visible qu’ils avaient été sculptés, entretenus pendant de longues années pour arriver à ce résultat. Il y avait un camaïeu de couleur, formant un arc-en-ciel végétal tout autour de la place, avec en son centre deux petits chapiteaux, en entourant un troisième au moins deux ou trois fois plus grand. De nombreuses cages étaient visibles aux alentours, ainsi que plusieurs roulottes de taille importante. Le tout était indiqué par une grande pancarte d’un rouge resplendissant avec dessus écrit en bleu vif :
« Mad Circus... »
Il était de retour à l’endroit qu’il était le plus à même d’appeler « Chez lui » et qu’il avait quitté quelques jours plus tôt seulement. Il était parti pour une bonne raison, et voilà qu’il était de retour simplement parce qu’il avait croisé leur route. Il n’avait pas réglé ses affaires, mais peu importait : il avait le temps, tout son temps. Et puis, il était efficace, personne ne lui reprocherait rien. Ce spectacle, au demeurant, lui avait manqué : il avait beau l’avoir vu chaque jour qu’il avait passé ici, à chaque fois il était impressionné par tant de splendeur. Ces couleurs, ces sons, ce sentiment que rien n’a changé, que tout est encore intact... C’était un îlot de paix dans un monde de guerre. La femme cracha par terre, s’assit sur une pierre, et détourna le regard. Pour elle, ce n’était qu’une façon plus tordue encore de faire remonter ses souvenirs. Elle n’appréciait pas cette vision qu’elle avait.
La petite file au manteau rouge attendait, émerveillée, cachée derrière les grandes jambes du résidant. Elle n’osait pas approcher. Déjà, sa mère n’aimait pas cet endroit. Et puis, c’était peut être dangereux, elle n’avait jamais rien vu d’aussi... Beau, étrange, merveilleux. Lorsque leur guide se mit à avancer, elle suivit de bon coeur, incapable de réfréner sa curiosité. Elle voulait savoir ce qu’il y avait dans cette grande maison de toile rouge et blanche, et même si elle était incapable de lire ce qu’il y avait sur le panneau de bois, c’était pour elle synonyme de quelque chose de nouveau et intéressant. La petite fille essayait de se concentrer sur les deux personnes qui avaient, jusque là, signifié toute sa vie, mais ce fut impossible sitôt qu’elle eut franchi l’entrée du cirque. A droite, à gauche, droit devant. Tout était nouveau.
Elle croisait des personnes improbables, énormes, maigres, minuscules, ou plus grandes encore que tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Toutes étaient habillées de couleurs plus éclatantes les unes que les autres. Des collants de soie, bleue, blanche, rouge, jaune, des fraises immaculées ou rose bonbon, des patins de danse leur donnant une démarche fluide et aérienne, un personnage armé d’un lourd manteau Loyal rouge, deux jumelles fines comme des bâtons de réglisse et à la peau ambrée... Il y avait des personnes de tous les horizons. Certains dégageaient une présence éclatante, comme cette jeune femme en tutu rose et aux manières graciles, d’autres étaient presque invisibles, comme ce petit gamin à l’air sauvage et à l’habit impeccable mais simple. Plus de gens qu’elle n’en avait jamais croisé, plus qu’elle n’en aurait cru possible d’exister. Sa plus grande surprise fut lorsqu’elle croisa une jeune mère, maquillée à outrage mais au visage doux, portant dans ses bras ce qu’elle crut longtemps être une poupée. Une poupée vivante... Ici, la vie semblait jaillir de chaque recoin, de chaque espace libre. Lorsqu’elle arriva aux cages des animaux, ses yeux s’ouvrirent plus ronds encore : était-ce des éléphants, qui barrissaient ainsi ? Et ces énormes chats striés, c’était des tigres ? Et là, encore, des panthères, et là un vieux lion fatigué ! Une cage emplie de singes malicieux, trois chiens libérés qui se couraient après, et un dromadaire mâchonnant mollement une mesure de foin. Plus loin, trois chevaux noirs caracolaient dans un parc minuscule. Ils ne semblaient pas malheureux, au contraire, et avaient le poil lustré des bêtes bien nourries. La petite fille au manteau rouge s’approcha, tendit la main pour les toucher, puis au dernier moment se ravisa et la retira d’un geste aussi vif que celui d’un serpent. Elle ne connaissait pas ces bêtes. Elles étaient peut être agressives, peut être mortelles.
Avant qu’elle ne puisse faire un mouvement de plus, deux bras puissant la saisirent à la taille, la soulevèrent, et la posèrent sur le dos d’un des trois animaux. Elle retint un glapissement et s’accrocha sauvagement au tas de poil qui constituait la crinière de l’équidé. Le propriétaire éclata de rire devant l’effroi de la gamine, et flatta l’étalon qui répondit à ce geste d’attention par un doux hennissement avant de s’ébrouer. La petite était pâle, mais s’accrochait bravement à cet animal, à la fois impressionnée et ravie.
« Eh bien, petiote, t’en avais jamais vu avant pas vrai ! Et ceux là, c’est les meilleurs qui existent, que ce soit ici ou ailleurs ! De la pure race, je te dis, et de la vraie, pas de ces petits poneys qu’on traine partout en exhibant leurs jambes ou leurs quenottes de pacotille ! Cette bête que tu as sous la main, c’est un véritable monstre de puissance, de douceur et d’expérience, crois moi. Mais dis moi, tu viens d’où toi ? Les nouveaux sont rares dans le coin surtout aussi petits que toi, et tu sembles arriver de loin. »
Cet homme aimait parler, partager sa passion. Au début, la petite fille au manteau rouge avait été déboussolée par son langage étrange, son accent qu’elle aurait pu identifier comme venant du sud si elle s’y connaissait plus en science du langage. Mais il avait l’air sympathique, avec ses sourires, ces torsions de la bouche qu’elle même ne savait que passablement exécuter. Et puis, ses yeux riaient même lorsqu’il ne faisait rien de particulier, comme si c’était dans sa nature d’être joyeux. C’était vraiment déroutant. Ca ne lui faisait pas mal, de toujours être tendu comme ça ? Ca devait pourtant être terriblement douloureux, toutes ces petites pliures et tout. Elle était fascinée. Son habit, rouge et or, était impeccable, mais ne respirait pas l’austérité comme on aurait pu s’y attendre de la part d’un vêtement aussi cintré, au contraire il était à l’image de celui qui le portait : joyeux, pimpant, éclatant. L’homme, qui devait avoir l’âge de la mère de la petite fille au manteau rouge, la saisit de nouveau pour la reposer à terre. Dès que ses pieds rencontrèrent le sol, la petite fille détala, abandonnant derrière elle les trois magnifiques animaux et leur dresseur. Ca la fascinait, mais d’un autre côté c’était trop différent de tout ce qu’elle avait connu. Et puis, pourquoi souriait-il toujours ainsi ? C’était comme s’il était malade, c’était effrayant. La petite courait entre les stands, troublée par le brouhaha qui s’étalait tout autour d’elle. Qu’il était loin le silence, qu’elle était loin la solitude des heures de marche sur une route détruite ! En quelques secondes, un monde nouveau venait d’ouvrir ses portes. Peut être aurait-elle le droit de répondre à ce que les autres lui demandaient, ici ? Non, en fait non, elle n’en avait même pas envie : c’était trop dangereux. Et ces grosses bêtes noires, si un jour elles avaient envie de me manger ? Elles ne mordraient pas le monsieur aux yeux rieurs, c’était sûr et certain, mais elle qui était si petite, si menue ? Ils pouvaient facilement lui arracher un bras.
Une main se posa sur son épaule, et elle se retourna vivement, comme un serpent, avant de tirer pour se dégager. Elle y parvint, sa fougue et ses réflexe ayant surpris son opposant. Ce dernier... N’était autre que le jeune homme qui les avait conduit ici. Il eut un coup d’oeil appréciatif sur ses réactions. Peut être... Il laissa ses pensées en suspens. Il lui laissa un tout petit sourire avant de désigner la mère. Cette dernière était légèrement en arrière, seule. Elle créait un vide, dans cette atmosphère de fête. C’était comme si elle aspirait le bonheur qui transparaissait aux alentours pour le transformer en ténèbres. Comme une goule dans un jardin secret, comme un chat noir sur un tableau blanc. Comme une sorcière dans les histoire que l’on se raconte le soir au coin du feu. Elle avançait, tête basse, agressive, faisant attention à ne rien toucher, ne rien frôler. A un moment, quelqu’un trébucha et faillit la percuter : la mère se tétanisa, tout ses sens exacerbés, prête à mordre. Elle haïssait la foule. Elle haïssait les gens. Elle détestait la compagnie, tout ce qu’elle ne pouvait pas maîtriser, tout ce qui n’appartenait pas à son monde, à ce qu’elle s’était construit. Agoraphobe. Comme si tout ce qu’elle ne pouvait pas diriger n’était pas autorisé à l’approcher. C’est pour ça qu’elle avait supporté la présence du jeune homme : elle l’avait manipulé de bout en bout, avait eu l’ascendant depuis le début. Quand à sa fille, n’était pas même besoin de la mentionner. Elle lui était toute acquise.
Elle arriva à leur hauteur. Ils se regardèrent. La mère avait envie d’être ailleurs, l’homme était chez lui, la fille voulait rester.
La mère, en temps normal, aurait du avoir la décision finale, mais ce n’était pas un moment normal. La fille n’était plus entièrement sous sa responsabilité. A vrai dire, à partir du moment où elle lui avait demandé de prendre soin de sa fille, cette dernière ne lui avait plus appartenu. C’est pour ça qu’elle baissa la tête de nouveau.
« Je vais vous trouver une chambre pour la nuit.
- Une chambre ? C’est... »
La petite fille avait posé la question d’une voix spontanée, avant de regarder sa mère et se taire. Comme si cette dernière lui avait, sans même y penser, couvert les yeux et posé sa main sur ses cordes vocales. Pas même un mot, ni un mouvement, pour que la petite se taise. Elle n’avait pas le droit de parler. C’était tout.
« Une chambre, c’est un endroit où tu peux dormir au chaud, dans un lit, dans des draps. C’est tout mou, c’est confortable. Tu verras. C’est encore mieux que de dormir dans de l’herbe ou dans de la mousse. »
C’était une grande phrase, même pour lui. La petite fille avait l’impression de découvrir sa voix de nouveau, maintenant qu’elle ne s’interdisait plus d’écouter. C’était comme si, peu à peu, elle découvrait un monde qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de regarder, comme si elle voyait pour la première fois. Comme un aveugle au lendemain d’une opération. Ses oreilles s’étaient ouvertes aux bruits extérieures, elles qui avaient assimilé le bruissement des feuilles et le sifflement du vent, le chant des oiseaux et les crissements de pattes sur le bitume. Tout ça, elle s’était habituée. Et là, elle avait l’impression de renaître. Elle jeta un coup d’oeil à sa mère. Cette dernière ne lui envoyait plus aucune informations. Alors la petite fille rumina quelques temps ses pensées, se demandant si elle devait prendre l’initiative. Devait-elle faire quelque chose ? Dire quelque chose ? Elle se tourna presque naturellement vers celui qui les logeait.
« Tu veux venir visiter ? »
La petite fille au manteau rouge se retourna de nouveau vers sa mère, qui ne dit rien. Elle ne savait pas. Elle avait envie d’aller visiter, oh oui terriblement envie ! Mais, d’un autre côté, sa mère n’avait pas l’air de penser que c’était une bonne idée. Cependant, elle ne disait rien. Elle ne voulait rien dire. Elle pouvait faire ce qu’elle voulait ? Non, elle risquait de la décevoir.
« Allez, j’t’emmène ! Suis moi ! »
Je veux y aller, je veux y aller, je veux y aller. Sans s’en rendre compte, ces mots étaient gravés sur son visage habituellement si atone. Sa mère lui jeta un regard froid qui serra le petit coeur qui battait dans sa poitrine, mais finalement l’adulte lui fit un vague signe de tête méprisant. Un oui qui voulait dire non. Oui, surtout, n’y vas pas ! Va t’en près de moi. La petite fille ne savait plus sur quel pied danser, mais finalement quelqu’un accrocha son bras, et ils étaient partis pour la chambre. Elle tourna la tête. Il était vraiment très grand, et faisait un pas là où elle en faisait trois. Elle le regardait vraiment pour la première fois. Très fin, il avait visiblement l’habitude de faire du sport ou en tout cas de beaucoup bouger, comme beaucoup de personnes en ce temps. Ses yeux bleus pâles contrastaient avec sa peau légèrement mate, mangée par le soleil, lui donnant un visage assez singulier, mangé lui par une chevelure foncée légèrement trop longue retombant en broussaille. Les coiffeurs étaient depuis longtemps devenus une espèce en voie de disparition... Comme à peu près n’importe quel artisan, en fait. Il ne la regardait pas, en fait il ne faisait même pas attention à elle, sûr qu’elle était à ses côtés grâce à la pression de sa main sur son bras. La petite fille regarda autour d’elle, les personnes, les cages, les animaux, les...
« C’est ici. Au fait... »
... Maintenant que la vieille nous a lâché la grappe avec son tue l’ambiance,
« C’est quoi, ton nom à toi ?
- Mon... Quoi ?
- Attends. Tu n’as pas de nom ?
- Mais... C’est quoi ? »
Elle avait eu le droit de le suivre. Le droit donc de faire ce qu’elle voulait, de lui parler par exemple. Elle ne savait pas qui il était, mais elle avait envie de lui faire confiance. Du haut de sa dizaine d’année, elle n’avait pas peur comme sa mère. Elle voulait faire confiance. Elle voulait parler de cette voix presque chevrotante de ne jamais prononcer plus de quelques paroles. Par contre, cette histoire de nom la déroutait complètement. C’était quoi ? Et à quoi ça servait ?
« Ta mère. Elle s’appelait comment ?
Oh... Elle s’appelle Maman.
- ... »
Logique imparable.
« Mais, elle t’appelle comment, elle ?
- Maman ? Elle ne m’appelle pas. Pourquoi devrait-elle m’appeler ? Je suis toujours là. Et puis, si elle parle, je l’entends, et je sais que c’est elle, et elle sait que c’est moi. »
Quelle phrase... Peut être la plus longue qu’elle n’avait jamais prononcé depuis longtemps. En sa présence, en tout cas, et surtout s’adressant à lui, c’était une première, et il était même étonné que ça lui vienne avec un tel naturel. Comme sa mère, après tout : à l’aise nulle part, chez elle partout. Il ne lui en tint pas rigueur. Par contre, cette histoire de nom l’ennuyait. Pas de nom ? C’était assez... Comment dire... Inédit. Il ouvrit la porte d’une roulotte magnifique, laissant découvrir une pièce qui respirait le secret, la chaleur humaine et la douceur. Partout, du bois, d’une couleur chaude et engageante, des bricoles sûrement sculptées pendant de longues heures d’ennui, une lampe dénudée au plafond qui visiblement ne marcherait plus, et n’éclairerait pas même en pleine nuit. Un petit coin réservé à la cuisine, un micro coin où était coincé un canapé décharné mais qui avait l’air tout à fait confortable. Et. Un lit. La petite fille anonyme n’en avait jamais vu, mais dès qu’elle posa les yeux dessus, elle sut qu’elle allait aimait cette chose. Pour quelqu’un qui n’avait jamais que connu la rigueur d’un sol rigide adouci seulement par l’épaisseur peu suggestive d’un manteau, c’était une sorte de rêve éveillé. Certains... Ne dormaient donc pas par terre ? Elle était sidérée. Elle n’osait pas s’approcher. Le jeune homme la poussa vers le lit, la fit s’y asseoir. Il n’avait qu’une vingtaine d’années, et il lui semblait pourtant que du jour au lendemain il venait d’endosser le blouson de père. C’était déconcertant. Il s’accroupit, lui attrapa le menton et la regarda.
« Tu veux un nom ?
- Je sais pas. Ca sert à quoi ?
- A se reconnaître. Moi, c’est Leid.
- Lied ?
- Ahah, si tu veux ! »
Lied, Leid, c’était presque la même chose, et pourtant le sens était tellement différent. Lied eut un sourire.
« Et toi, comment veux tu t’appeler ?
- Je dois choisir ?
- Oui bien sûr, tu peux choisir. Tu es libre.
- J’ai pas envie de choisir. Je ne connais pas de jolis mots. C’est quoi, libre ? »
Décidément, ça n’allait pas être très simple. Mais après tout, comment pouvait-elle seulement concevoir la liberté quand elle n’y avait jamais vraiment gouté ? Non, en fait, c’était plus compliqué encore. Elle était libre, totalement libre, sa mère jamais ne l’obligeait à la suivre. Mais elle était trop jeune encore pour apprécier cette liberté, et ça risquait même plutôt de la dérouter. Que se passerait-il si un jour, on l’interdisait de faire un choix ? Sa mère avait toute emprise sur elle. Mais c’était psychologique : jamais elle n’avait été contrainte et forcée de renoncer à quelque chose.
« Twee.
- Twee ?
- Désormais, tu t’appelleras Twee.
- ... D’accord. Ca ne me dérange pas. »
Elle avait remarqué qu’il avait éludé la question sur la liberté. On ne la lui faisait pas, à elle. Elle était petite, mais elle remarquait tout, même dans cette pièce magnifique, même posée sur ces draps immaculés et propres, un visage amical fixé sur elle. Elle plissa les yeux. De la poussière voletait doucement autour d’eux, chargeant la pièce d’un voile doré. La petite laissait sa main caresser doucement le lit. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi doux. D’aussi moelleux. Elle avait l’impression qu’elle allait s’enfoncer dedans et ne plus jamais se relever. Mais ça ne l’effrayait même pas... C’était si doux, si bon. Elle eut un petit sourire. Minuscule. Presque un semblant de sourire. Soudain, avant qu’elle ne puisse réaliser, Lied la prit dans ses bras et la serra contre son coeur. Surprise, elle ne pensa même pas à bouger. Et puis c’était si bon, de sentir quelqu’un de vivant près de soi, dans ce monde si dur... Etait-ce la première fois que quelqu’un la prenait dans ses bras ? Oui, sûrement, si on exceptait la chaleur froide de sa mère le soir alors que partager sa chaleur devenait vital. Il desserra son étreinte et la regarda dans les yeux.
« Surtout n’oublie jamais, Twee. Il y a en ce monde des choses plus précieuses qu’un horizon sans cesse identique, qu’une route sans fin. Il y a des buts qui sont difficiles à atteindre, mais qui valent le coup que l’on se batte pour eux. Il y a des visages qui se languissent de vous voir et qui ne sourient que lorsqu’ils vous aperçoivent. Il y a des sourires qui ne s’achètent pas. Il y a des rêves qui se vivent.
Des espoirs qui méritent d’être suivis. »
Elle n’avait pas tout compris. Il y avait beaucoup de mots compliqués, et elle ne parlait pas souvent. Mais elle avait compris une chose, c’est qu’il ne la laisserait pas seule. Ou tout du moins, elle l’espérait, voulait l’espérer. Elle bailla, longuement, à s’en décrocher la mâchoire. Elle était tellement fatiguée ! Et ce lit... compréhensif, Lied la glissa sous les couvertures sous ses grands yeux étonnés, et ferma de lourds volets de bois. La petite était aussi étonnée que fatiguée. Elle ne comprenait pas tout, mais c’était la chose la plus confortable qu’elle n’ait jamais vu ! Elle eut tôt fait de s’endormir, avant même de pouvoir y penser...
-
Le soir. C’était le soir quand elle se réveilla, elle en était sûr. Elle le savait, parce que l’odeur n’était pas la même, plus fraîche et plus piquante, parce que les bruits aussi étaient différents. La nuit, rien n’était pareil à ce qu’il était pendant la journée, tout devenait plus sombre, plus mystérieux. Ainsi en allait-il aussi des hommes. Elle se releva doucement, repoussant les draps. C’était nouveau pour elle. Jamais, encore, elle n’avais vécu expérience aussi rassérénante. Vous, qui dormez chaque soir dans votre lit, vous ne pouvez pas comprendre. Mais elle, dont toutes les nuits se passaient sur un sol dur et froid, heurtant son dos jeune et fragile, elle dont les yeux se fermaient chaque soir en espérant pouvoir les rouvrir le lendemain, elle qui serrait ses mains contre elle dans la crainte de perde un jour ses doigts... Pour elle, ce lit, ce lieu signifiaient beaucoup. C’était la sécurité. Elle s’étira, creusant le dos, tel un chat sauvage. Elle était souple, et ce repos lui avait été plus que bénéfique. Elle se frotta les yeux. C’était plus dur que d’habitude. D’habitude, elle se levait avec bonheur, massant ses muscles engourdis par le froid, avant de regarder sa mère s’occuper des préparatifs. Ca ne prenait jamais longtemps. Ensuite, elles partaient, et se remettre à marcher était une véritable délivrance pour toutes deux. Alors que là, son corps demandait du repos, plus de repos encore alors qu’elle n’avait jamais été aussi en forme. La jeune fille finit par quitter le lit pour plonger dans ce monde froid qu’était la réalité. Elle frissonna lorsque ses pieds touchèrent le sol froid, glissa sur le parquet, et se cogna à un meuble en tombant sur le sol, incapable de ne rien trouver pour se rattraper. Déboussolée. Elle ne connaissait pas cet environnement, et là dans le noir tout lui semblait dangereux, agressif. Elle se roula en boule sur le sol. Ce moment agréable venait soudainement de se transformer en quelque chose de beaucoup moins sympathique. Elle aurait voulu... Que sa mère soit là. C’était la première fois qu’elle se retrouvait seule, vraiment seule. D’habitude, elle savait parfaitement où se trouvait sa mère, et cet endroit n’était jamais loin. Et là, non. Elle était seule, dans un endroit qu’elle ne connaissait pas, et elle ne savait pas quoi faire.
Elle resta immobile.
Longtemps.
Elle ne savait pas combien de temps avait passé quand la porte d’entrée s’ouvrit, laissant apparaître une silhouette massive, à contre jour, de sorte que Twee ne pouvait pas même distinguer le genre de cette personne. Elle était transie de froid, à présent, et se recroquevilla encore plus sur elle même. Elle ne faisait pas un bruit. La silhouette s’avança à pas lents, ferma la porte et alluma une bougie : un visage se révéla. C’était une femme, d’un âge tel qu’elle avait du vivre le retournement. Deux fois. Au moins. Sa peau était ridée, formant un parchemin de lignes sur son visage, ses mains larges comme des battoirs tenaient solidement la lumière qui semblait minuscule. La petite chercha à se cacher encore plus, tétanisée. Cette personne n’avait pas l’air amical. Du tout. Elle ferma les yeux, sentant la lumière s’approcher d’elle. Ca y était. Elle l’avait vu, elle en était sûre.
« Hé. »
Une voix plutôt grave, surtout pour une femme, un ton neutre.
« Hé, la souris. »
La souris ? Les souris, elle savait ce que c’était. Ca détalait sous vos pas quand vous marchiez sur la route, ça se cachait dans les interstices les plus petites, et l’hiver, quand les temps se faisaient dur, il était possible d’en attraper si on était un peu adroit. Leur chair était maigre, mais c’était toujours mieux que de mourir de froid, et cuit sur le feu c’était même bon.
« Hé oh, la souris, j’te parle ! »
C’était elle, la souris ? Elle baissa les bras, découvrant son visage, ouvrit les yeux à moitié. La flamme, même chiche, l’aveuglait. Elle sentit que la vieille femme attendait une réponse, réponse qu’elle était incapable de fournir. Sa bouche était sèche, sa langue collait à son palais. Elle n’avait pas l’habitude de se sentir fautive ainsi. Elle voulait disparaître...
« Bon la souris, c’est pas qu’il est l’heure mais il est l’heure, hein. Tu veux venir voir la représentation de ce soir ou pas ? »
Une représentation ? De quoi parlait-elle ? La frayeur avait laissé place à une franche curiosité. Une représentation, qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Elle se releva légèrement, somme toute toujours impressionnée par cette vieille géante. Cette dernière, justement, soupira, l’attrapa par le bras et la mit dehors en la poussant vers le grand chapiteau.
« Dépêche toi, ça commence ! »
Elle détala. Déjà, pour fuir cet endroit qu’elle ne maîtrisait pas, cet endroit où elle ne savait pas quoi faire, pour éviter cette grande dame effrayante. Ensuite, elle se dirigea droit vers le chapiteau. Ce dernier l’appelait : une clameur s’élevait, et la toile brillait comme un gros chapiteau, projetant des ombres lumineuses rouges et blanches partout aux alentours, comme un lumignon géant. Telle un moustique attiré par une lampe, elle se précipitait vers la lumière. Lorsqu’elle arriva à l’entrée, elle s’arrêta. Elle était seule, du bruit s’élevait, elle avait presque peur. Pourtant, l’ambiance l’électrisait. C’était comme dans un rêve... Juste à côté, un bruit la fit tourner la tête :
« Tu veux un ticket ? »
Elle ne sut pas trop quoi répondre. Un ticket ? Pour quoi faire ? Elle se rendait compte qu’elle ne savait rien de ce monde. Rien de rien. Où qu’elle aille, elle était surprise. Les gens utilisaient des mots qu’elle ne connaissaient pas, parlaient de concepts dont elle n’avait aucune idée. Les noms. La liberté. Les tickets. Les représentations. La personne souriante vit qu’elle n’était pas très présente, un peu surprise, et lui donna un bout de papier mordoré, lui indiquant une fente dans la toile, juste devant.
« Allez entre, ça commence, dépêche toi ! »
La petite fille serra fort le ticket dans sa main et tira sur un pan de toile pour entrer. Dès qu’elle eut passé la tête, elle se sentit dans un autre monde. Plus étrange encore que les alentours du cirque. Plus encore que le monde dans lequel elle vivait. Elle ne put s’empêcher de courir vers les gradins, de se pencher sur une barrière installée là, posée négligemment. Sur la piste, des danseuses se chargeaient de l’introduction. Sur scène, elles semblaient voler, glisser. Gracieuses, étoiles tombées sur terre, elles étaient divines. Leurs mouvement fluides leur donnait l’air de flotter et leurs manières de poupée en faisaient des êtres impossible à atteindre, comme des fées à taille humaine. Elles s’approchèrent doucement des bords, faisant de larges signes de main aux invités, mais d’une manière qui montrait quand même un léger désintérêt. Comme si elles ne pouvaient pas les accueillir dans leur monde, elles qui venaient de loin. La petite fille recula de quelques pas. Elle était subjuguée. C’était tellement nouveau pour elle... Elle regarda autour d’elle, se détournant quelques secondes de la scène : elle se rendit compte que le cirque était presque vite. Elle s’en étonna. Puis elle se rappela. Elle se rappela que le monde était vide. Pourtant, l’espace de quelques instants, elle avait pu imaginer cette foule, les yeux rivé sur les danseuses, attendant le prochain tour, la prochaine parade. Tous, le souffle coupé par tant de beauté, l’envie d’en voir plus, toujours. La jalousie, aussi, de n’être pas capable rien que de toucher cette perfection du doigt. Qui était assez souple pour touche son nez avec ses pieds... Le dos cambré ? Qui avait assez d’équilibre pour faire du monocycle sur un fil ? Peu de monde en était capable. Et c’était ça qui attirait tant chez ces bêtes de foire, ces citoyens d’un autre empire.
De tout son coeur, la petite fille au manteau rouge eut envie de faire partie de ce monde. Elle eut envie, à son tour, de tourner sur cette piste, de fouler ce sable couleur ocre, et de s’envoler sur un fil. Elle eut envie de côtoyer les tigres et les éléphants, les panthères et les chevaux. Elle eut envie d’être quelqu’un d’autre, une personne capable de se montrer, de s’afficher, de créer des rêves et de vivre le sien. Elle eut envie d’être artiste. Elle ne savait rien faire. Elle ne savait pas dresser des fauves, elle ne savait pas monter à cheval, elle ne savait pas tordre son corps comme du bambou, elle ne savait pas marcher sur un fil ou grimper dans des foulards. Elle n’était pas particulièrement gracieuse, pas particulièrement forte. Elle n’égalait pas toutes ces personnes qui se pavanaient devant les spectateurs. Mais elle eut envie d’essayer, de s’entrainer, de tout faire pour parvenir à les égaler. Et si ses errances solitaires en compagnie de sa mère uniquement lui avaient appris quelque chose, c’était bien qu’il ne fallait jamais abandonner. Le travail ne lui faisait pas peur. S’entrainer toute la journée, tomber mille fois, manquer de se tuer, tout cela ne l’effrayait pas : il suffisait le soir, le lendemain, de se relever et de recommencer. De ne jamais abandonner. Et ça, elle s’en sentait capable. C’était son unique qualité, et peut être la plus importante en ces temps troublés : elle savait survivre. Et de peu.
Sous ses yeux, le spectacle se déployait, régalant tout ses sens. Le sable volait, formant une brume ajoutant au côté rêveur de la scène, masquant les mouvements et rendant flou les visages, pour ne laisser qu’un film de scènes entrecoupées. Il y avait vraiment de tout. Des chat, des chiens, des équilibristes, des personnes se changeant à la vitesse de l’éclair, des clowns, ah les clowns ! Le premier qu’elle vit lui fit peur, avec ses cheveux rouges en bataille, ses chaussures énormes et son maquillage rouge et blanc. Au début, elle crut qu’il était blessé et qu’il hurlait de douleur, mais elle finit par se rendre compte qu’il était simplement grimé pour faire rire et que sa voix rauque n’était qu’un effet qu’il lui appliquait. Ensuite, elle avait ri. Elle avait décidé qu’elle aimait bien les clowns, même si elle trouvait qu’ils faisaient parfois très peur. Et puis, cette façon qu’ils avaient de toujours rire, cette volonté de propager la bonne humeur... Oh, il y eut bien un clown triste, mais il était tellement drôle et tellement électrisant que c’en était parfait. Elle ne le plaignit même pas. La petite fille eut la surprise, à un moment, de voir apparaître Lied sur scène. Tout endimanché dans un complet noir, bien loin des vêtements négligés qu’il portait encore plus tôt dans la journée, elle faillit ne pas le reconnaître. Ses traits semblaient plus austères ainsi, ses pommettes plus saillantes, et ses yeux... Ils n’étaient plus bleus, ils étaient d’une teinte violette assez claire, envoutante, et même plutôt effrayante. La petite fille en eut des frissons. C’était possible de changer la couleur de ses yeux comme ça ? C’était presque démoniaque. Au début elle ne comprit pas ce qu’il allait faire : impossible habillé comme ça de faire des cabrioles, et elle ne voyait aucun animal dangereux ou loufoque dans les environs. Existait-il des monstres invisibles ? Et soudain, elle comprit. Il avait le pouvoir de faire disparaître des gens. De faire apparaître des objets. Le pouvoir de les couper en deux et de les faire réapparaître entiers. C’était encore plus magique que toute la représentation qu’elle avait vu. Les autres numéros étaient une preuve de force, d’agilité, de souplesse, ou d’habileté. De maîtrise et de confiance avec les animaux. Mais là, c’était... De la magie. Quelque chose qui n’existait pas. C’était comme révolutionner les lois de la physique avec une baguette et un grand chapeau. C’était comme si un manant se moquait d’un riche et y tirait victoire. Comme l’oiseau se rit du chat coincé au sol. Il ne volait pas, mais il faisait des choses impossibles.
Et puis, son tour passa. Et quelqu’un le remplaça. Puis quelqu’un d’autre. Il lui semblait que ça durait une éternité. A chaque numéro en succédait un autre. La petite fille crut que ça n’allait jamais s’arrêter, que le temps était bloqué, et que pour toujours elle resterait là, immobile, à les regarder. A les admirer.
Et puis, tout à coup, tout s’arrêta. Monsieur Loyal, comme l’appelaient ses camarades, un homme habillé tout de rouge et de doré, clôt la cérémonie dans un bruit de fanfare, les bras grands ouvert. La petite fille ne se rappelle même pas de ses paroles. Elle ne se rappelle d’aucunes paroles. Juste de musique, de mouvements, de scènes d’une beauté à couper le souffle. Un moment de rêve éveillé. Des étoiles plein les yeux, des souvenirs plein la tête, elle sortit du chapiteau, incapable de penser à autre chose que ce qu’elle venait de voir. Une fois à l’extérieur, elle s’arrêta. Une brise fraîche sifflait doucement, et elle se rendit compte qu’elle avait très chaud. Elle s’avança doucement, le camp était désert. Car c’était véritablement un camp : ici, ils faisaient tous partie du cirque. Pourquoi tournaient-ils toujours ? Rien ne les y obligeait. Ils n’y gagnaient rien. Et pourtant, ils risquaient leurs vies tous les jours, en l’absence de filets, en présence de fauves. Et tout ceci pour rien. Simplement pour créer cette ambiance, simplement pour vivre. Parce qu’ils aimaient ça. Parce qu’ils n’avaient pas besoin d’avoir quelque chose à gagner pour aimer faire leur représentation. Pour ceux qui regardaient, aussi, ils étaient peu mais ils étaient présents. La petite fille se demanda où était sa mère. Elle n’avait pas vu cette dernière depuis plusieurs heures maintenant, et pourtant elle se sentait bien. Elle n’avait pas ce sentiment de vide, comme on aurait pu le penser. Pour le moment, elle ne ressentait qu’une plénitude, un calme apaisant. Elle n’avait jamais réellement ressenti ça, avant. A vrai dire, elle se rendait compte qu’elle n’avait jamais vraiment ressenti quelque chose. La peur était tenue loin par la présence de sa mère, le bonheur aussi. La joie, la tristesse, rien n’existait. Il ne fallait que survivre. Alors comment était-ce possible que de vivre un moment pareil ?
Elle regarda autour d’elle. La nuit avait pris possession des lieux, et c’était plus magnifique encore que vu de jour. Les ombres faisaient naître des monstres rôdant aux alentours, à la périphérie de la vision de la petite fille, mais elle n’avait pas peur. C’est comme si l’ambiance ce soir les empêchait d’attaquer. Les ombres étaient effrayantes, mais ce n’était pas leur nuit, elles pourraient en avoir d’autres, toutes les autres, mais pas celle là. Celle là était spéciale. La petite fille au manteau rouge avança doucement. Autour d’elle, le silence régnait. Comme si le monde s’était éteint. Seul le vent faisait doucement bruire les feuilles d’arbre, mais ça ne troublait pas le silence, ça l’accompagnait. Une lumière douce semblait émaner des arbres colorés, formant un magnifique arc-en-ciel vivant et chaud, qui était comme une barrière contre l’extérieur. Twee n’avait pas besoin qu’on lui dise de rester à l’intérieur, elle le savait. C’était intuitif, rien qu’à voir le bois mordoré luire. Tout ceci n’était qu’une illusion d’optique, elle le savait, et n’aurait pas été surprise de retrouver flammes et ampoules savamment dissimulées, peut être même introuvables pour qui ne savait pas chercher : elle était dans un endroit où tout était possible. Cependant, elle s’en fichait. Ici, tout était tellement magnifique... Elle leva la tête. Loin, dans le ciel d’encre, brillait une lune ronde et énorme, d’un blanc légèrement cassé, illuminant presque comme en plein jour. Cependant cette luminosité ne cachait en rien la splendeur des centaines de millier d’étoiles qui s’étendaient tout autour, comme des bijoux rehaussant le cou d’une grande dame. Elle voyait rarement les étoiles : la nuit, il fallait habituellement dormir si on ne voulait pas finir patraque le lendemain. Alors elle qui aimait tant cette ambiance sereine n’avait jamais le temps ni le droit de l’apprécier. Pourtant, jusque là, ça ne lui avait pas manqué. Qu’importait le temps qu’il faisait, vu qu’il fallait marcher, toujours marcher ? Ca n’était pas comme si c’était important. Rien n’était important. Mais cette nuit là était différente. L’odeur fraîche et piquante rappelant légèrement celle de la menthe fraîche, les bruits doux et crissants de la nuit, la sensation d’être seule, et pourtant de n’avoir besoin de personne, de rien d’autre que cette nuit, la présence des arbres, et ces ombres qui se balançaient doucement en attendant que ce moment se brise. La petite fille au manteau rouge alla s’asseoir sur les débris d’un bâtiment.
Elle resta là, longtemps, immobile. Elle n’avait pas totalement récupéré, après tout comment pouvait-elle récupérer des années de fatigue ? Mais elle était fascinée. Ses cheveux cendrés battaient doucement, sa longue capuche trainant dans son dos. Elle ouvrit légèrement son manteau, laissant voir un vêtement rude et simple mais sûrement très chaud et résistant. Elle pouvait sentir la caresse de la brise sur sa peau, et ça lui plaisait. Rapidement, elle se mit à avoir la chair de poule. Mais ça ne la dérangeait pas, au contraire. C’était rafraîchissant. Elle soupira, se laissa aller en arrière, s’adossa à une excroissance. Tout était tellement parfait... Puisse ce moment durer toujours.
La jeune fille resta là, longtemps. Assise. Des minutes, des heures peut être. Elle ne savait pas vraiment ce qu’il se passait, elle s’en fichait : elle était bien. Une main se posa sur son épaule : elle ne sursauta même pas. Elle n’avait pas peur. Cette nuit, elle n’avait peur de rien. Il s’agissait en fait du magicien, qui resta quelques temps debout à côté d’elle, sa main frôlant ses cheveux, comme une statue. Une statue de pierre, une statue animée de vie propre. Une statue prête à la protéger. S’il avait voulu se débarrasser d’elle, de tous les soucis qu’elle allait lui apporter, c’eut été le bon moment. Celui où personne n’aurait rien vu, où la nuit l’aurait couvert, où un homme de moins sur terre n’aurait absolument rien changé. Mais ce n’était pas ce qu’il avait en tête. A cette instant, Lied n’était qu’un homme, un homme comme les autres se rendant compte qu’il n’était qu’une fourmi perdue dans l’univers. Qu’il était magicien, mais qu’il n’était en fait rien. Rien d’autre qu’une âme perdue à la recherche d’un but pour pouvoir continuer à vivre. Une âme perdue cherchant à se retrouver, une personne se recherchant.
Ils restèrent ainsi longtemps encore. Le temps passait sans qu’ils ne le voient. Et puis, à un moment, le ciel d’encre commença à blondir à l’horizon, à se parer de nuances rougeâtres. Les étoiles, une à une, de l’est à l’ouest, se mirent à disparaître. C’était tout bonnement magnifique. Un liseré doré apparût, alors que des teintes ocres parsemaient le faîte des arbres. Longtemps encore alors que le matin se faisait sentir, la lune pâlit mais resta, comme désireuse de rester ici encore. C’était calme. Tellement calme.
C’est pourquoi ils ne comprirent pas lorsqu’un coup de feu retentit, suivi d’un hurlement horrible, puis d’un second et d’un troisième coup de feu. Puis plus rien. Le silence était totale, tout à coup. Ils ne s’étaient pas rendus compte de comment la nature était devenue bruyante alors que le jour se levait. Et là, tout était fini. Ils se retournèrent d’un bond. La petite fille au manteau rouge était tétanisée, tendue comme la corde d’un arc, alors que le magicien la jeta violemment au sol en sautant de façon fluide un étage plus bas. Mais tout était déjà fini.
La mère, agenouillée au sol, saignait. Non, c’était pire que ça : c’était comme si elle se vidait de son sang en quelques minutes, tâchant le bitume de rouge carmin. Elle tenait pourtant accroupie, trois trous gros comme des poings d’enfant dans le corps. Elle n’en avait plus pour très longtemps, sa vie fuyait en même temps que son liquide vital. Elle regarda le magicien dans les yeux, le regard furibond et une lueur de folie plaquée sur le visage. Elle cracha, attrapa le col immaculé qui se tâcha immédiatement, s’imprégnant de rouge :
« J’ai payé ma dette, pauvre Fou... Ces balles t’étaient destinées. Paye maintenant la tienne... »
Elle toussa encore une ou deux fois, puis son corps se raidit et, alors qu’elle griffait l’habit ensanglanté, s’éteignit, comme une bougie qu’on mouche. La petite fille avait suivi toute la scène du haut de la ruine, le souffle court, le visage pâle. Cette nuit, elle ne l’oublierait jamais, parce que c’avait été la plus belle et la pire des nuits qu’elle n’ait jamais vécu jusqu’à maintenant. Elle était née de nouveau, et une partie d’elle importante était morte en même temps. Si elle avait voulu retourner à son ancienne existence, elle ne le pouvait plus à présent. C’était comme si quelqu’un venait de fermer une porte à clé sur son enfance. Sur la première partie de son enfance, qui n’avait pas vraiment été une enfance. Dorénavant, elle n’avait d’autres choix que d’avancer. De... Vivre ici ? Elle ne se voyait pas partir seule sur les routes. Cependant, lorsqu’elle vécut cette scène, ce n’est pas du tout ce à quoi elle pensait. Les yeux grands ouverts, choqués, elle observait ce qu’il se passait. Elle ne comprenait pas. c’était la première fois qu’un être humain mourrait devant ces yeux, et cet être humain n’était personne d’autre que sa mère en personne. Elle ferma les yeux, les serra, fort. Alors elle avait raison : ce monde n’avait aucune égalité, aucune justice. Et maintenant, elle était morte. C’était fini. Qui avait bien pu lui en vouloir ? La petite fille au manteau rouge ne se posa cette question que quelques minutes, parce que finalement, elle s’en fichait. Quelle était l’importance de la raison de sa mort, maintenant qu’elle était morte ? Les faits étaient là : elle ne reviendrait pas. Jamais. Qu’importe ce que la petite fille faisait, la colère dans laquelle elle entrait, ça ne servait à rien. Alors elle s’assit de nouveau. Elle ne voulait même pas s’approcher pour voir le résultat de tout ce carnage. Non pas parce qu’elle avait peur, mais parce qu’elle ne voulait pas accrocher à sa mère l’image de son corps déformé par la douleur, le corps raidi par la mort, les yeux fixant le vide.
Elle se retourna. Elle n’avait pas peur. Non. Elle ne voulait pas se retourner. Elle regarda le soleil qui se levait. Les bruits commençaient à se refaire entendre de nouveau. Comme si la pause horreur était finie, comme si la vie recommençait à avancer.
Elle s’enfuit vers le camp.
Trois ombres marchaient, deux grandes et une petite. Trois ombres aux contours incertains marchaient le long d’une route infinie, délabrée, faite d’asphalte éclaté en de nombreux endroits, une route fissurée n’ayant pas du voir de véhicules depuis plusieurs années. Inapte à les recevoir. Une route sur laquelle les ombres devaient faire des grands pas, des sauts parfois pour ne pas se tordre la cheville dans les débris. De temps à autre, une racine sortait de terre, au milieu de cette route, une racine presque aussi épaisse qu’un tronc d’arbre, bloquant la route. Les ombres devaient alors escalader cet obstacle. Pour continuer à marcher sur la route délabrée.
Jusqu’à ce qu’une nouvelle racine apparaisse.
C’était un recommencement sans fin pour les trois ombres. Et pourtant, elles avançaient, comme si elles avaient un but et savaient où elles allaient. Comme si le monde possédait encore certains endroits où il faisait bon se rendre. Alors que c’était impossible. Le monde avait changé. Personne ne savait en quelle année nous étions. Personne ne savait quel jour c’était. Le temps n’avait plus d’importance, maintenant. Tout était rythmé par les saisons, pour peu qu’il y en ait encore. Le temps, cette graduation immuable de la vie d’un homme, n’existait plus. Certaines montres fonctionnaient encore, les piles étaient des objets précieux, mais tout ce qui rappelait l’ère d’avant était précieux.
L’ombre la plus petite s’arrêta au milieu de la route pour s’asseoir. C’était une jeune fille, qui devait avoir une dizaine d’années. Ses grands yeux bleus étaient cachés par une crinière blonde cendrée en bataille qui lui retombait sur la nuque. Elle renifla, essuya ses mains sales sur son manteau rouge. Un manteau en cuir épais, qui avait du être magnifique, quelques années plus tôt, lorsqu’il avait été acheté. Maintenant, tâché d’huile, de boue, troué, il aurait été bon à jeter. Au moins quinze fois. Pourtant, elle s’essuya les mains dessus et en resserra les pans pour se tenir chaud. La première grande silhouette voulut s’arrêter pour l’attendre, mais la seconde lui donna un ordre sec, et la troupe repartit. La petite fille aurait voulu s’asseoir, sur le bord de cette route, pour attendre. Mais elle ne le pouvait pas. Si elle s’arrêtait, alors ils partiraient sans elle, et elle se retrouverait seule, sur cette route.
Et alors elle mourrait.
La mort faisait partie intégrante de sa vie, et ce depuis qu’elle était toute petite. Elle n’avait pas eu ce que nous appelons, nous, une enfance facile. Elle était née alors que le monde s’était ce que l’on appelle retourné. Le monde avait déjà perdu le temps, ses repères. Elle n’avait jamais connu que cette route, ainsi que des villes, désertes. Ils étaient très peu à avoir survécu au retournement. Ceux qui avaient survécu étaient maintenant presque tous morts, ou alors ils ne parlaient pas. Ils se souvenaient, les yeux dans le vague, d’avant. Ils ne voulaient pas voir ce qu’il était devenu du monde. De tout ce qui constituait leur quotidien auparavant. Ils se souvenaient de leurs familles, de leurs amis. Tous morts. C’est au moment du retournement que la mort a commencé à devenir familière à tous. Rares étaient ceux qui pouvaient alors se targuer d’avoir encore un oncle ou un frère en vie : chacun se retrouvait seul avec lui même. Les débuts avaient été particulièrement difficile : le manque d’électricité et de technologie, qui était devenu au fil du temps tout ce dont on avait besoin, se faisait sentir. Mais certains avaient survécu. S’étaient retrouvés. Une génération zéro avait vu le jour. Mais les informations ne voyageaient plus. Personne ne savait combien avaient survécu au retournement, personne ne savait quelles civilisations avaient disparu. Si certaine étaient encore intactes. Comme dans le passé, ce que contenaient les autres terres n’était devenu que des suppositions, plus ou moins probables. Certains pensaient que des continents n’avaient pas subi de retournement, d’autres qu’ils étaient les uniques survivants. Mais personne ne pouvait dire la vérité. Les savoirs se perdaient. Les enfants ne savaient plus lire, ni écrire, ni compter. Après tout, à quoi tout cela servait-il dans un monde où il n’y avait rien à lire, rien à compter ? Le temps manquait déjà pour se procurer de la nourriture et pour survivre, il était donc compréhensible que l’apprentissage soit un luxe que peu pouvaient se permettre.
La nuit finir par tomber, d’abord sous forme de crépuscule, et ensuite avec l’apparition de centaines d’étoiles dans ce ciel d’automne, suivi par l’arrivée d’une lune qui semblait manger la moitié du ciel. Personne ne savait ce qui s’était passé, mais depuis, la lune semblait plus grosse, plus ronde, plus proche.
Ce qui était impossible.
La petite fille au manteau rouge s’arrêta de nouveau. Elle ne pouvait pas continuer, ses chaussures usées laissaient voir le bout bariolé de ses collants bicolores. Elle s’assit sur une pierre, plus déchaussée que les autres. Les deux grandes ombres ralentirent, s’arrêtèrent. Firent demi-tour. Il était tard, ils ne pouvaient pas continuer, pas dans le noir. Il était dangereux de se déplacer dans le noir. La nuit toute entière était devenue dangereuse. Des deux grandes ombres, l’une dépassait l’autre d’une demi-tête environ. La plus grande était un homme. La seconde, une femme. Les deux portaient un long manteau à capuchon, comme la plupart des nomades maintenant. Noir. Lorsque la femme défit la broche qui maintenait sa capuche en place, on put découvrir son visage, d’une grande finesse et surtout âgé. Âgé pour une femme du retournement : elle devait avoir dans les quarante cinq ans, et elle avait cette beauté singulière des personnes qui vieillissent bien. L’homme, lui, n’avait pas ôté sa capuche. Il ne le pouvait pas. Ou tout du moins, ça lui était difficile : un éclat argenté au niveau de ses manches laissa deviner qu’il était menotté. Prisonnier. Cependant, la femme le découvrit, laissant voir un visage beaucoup plus jeune, presque trop jeune pour avoir vécu le retournement. Presque. Il devait avoir une vingtaine d’années, et était à cet âge florissant où l’avenir semble encore possible, même à cette époque sombre. Il était à cet âge où l’espoir prend naissance, où tout devient réalisable. On est grand, on est fort, on est beau, on est endurant.
Mais on reste seul. Et alors l’espoir passe, se fane, se fade dans le néant. Les couleurs joyeuses de tout ce qui nous entoure nous paraît alors gris, inaccessible. Tous les projets que nous avions, se transformaient en une lente acceptation de son sort. Oh, il y avait de nombreuses choses à faire en ce monde. Un monde détruit, qui signifiait aussi le renouveau de ce monde. Mais la tâche était tellement énorme, semblait tellement insurmontable ! C’était tout à fait impossible pour une personne seule. Et trouver d’autres personnes ne se mesurait plus en jours, ni même en semaines maintenant. Mais parfois en années. Un homme seul pouvait tourner des années durant sans jamais croiser personne, maintenant. Ce qui aurait semblé tout à fait incroyable, avant.
La jeune fille commença à fouiller dans le sac que la dame avait posé au sol, alors que je jeune homme restait silencieux, immobile. Il n’avait pas le droit de bouger, pas le droit de parler, rien. Il était prisonnier. Oh, il aurait pu se rebeller, fuir. Ou tenter, au moins. Mais il n’en voyait pour l’instant pas l’utilité : après tout, ce couple étrange qui avait croisé sa route était peut être une aubaine : ils savaient où ils allaient, ils ne l’avaient pas tué, et plus rassurant encore ils le nourrissaient et ne l’avaient pas mangé. Oui, c’était devenu presque courant, alors que le manque de nourriture avait commencé à se faire sentir, et croyez moi, ne pas savoir si quelqu’un va chercher à discuter avec vous, ou vous chasser pour vous manger, ça gêne, au niveau relationnel. C’était donc avec plus un sentiment de curiosité que de peur qu’il les suivait et se laissait emmener. La jeune fille sortit des portions de viande séchée du sac, qu’elle déposa religieusement sur une pierre plate, avant de poser à côté d’elle des brindilles de bois sec, ainsi qu’une petite boite d’allumette. Pour elle commençait alors le travail le plus difficile : faire un feu qui durerait le plus longtemps possible en consumant le moins de bois possible. Et, surtout, n’utiliser qu’une seule allumette. Ce dernier point était le plus important et le plus compliqué. La femme avait disparu dans les ombres. Comme toujours, à cette heure. Dès qu’ils se posaient, elle disparaissait. Nul ne savait ce qu’elle faisait. Nul ne s’en souciait.
La jeune fille arrangea les brindilles jusqu’à former un petit tipi de bois, arracha des herbes folles jaunies par le froid autour d’elle et les déposa à la base de sa création. L’herbe serait facile à enflammer, les brindilles tiendraient plus longtemps. Mais rien qu’avec cela, malgré l’entrainement, elle savait qu’ils se réveilleraient le lendemain matin transis de froid, à frotter leurs doigts et leurs pieds dans la crainte d’attraper des engelures. L’automne était là, maintenant, depuis au moins deux bonnes semaines, et le froid allait vite devenir leur pire ennemi. Leurs lourds manteaux, qui les encombraient encore le mois précédent, seraient bientôt trop légers pour supporter le climat. La petite fille ne savait pas où ils se trouvaient, mais elle savait que la femme savait. Sa mère. Même si le mot n’était pas loin pour elle d’être vide de sens. Une mère qui laisserait son enfant sur le bord de la route s’il n’avance pas assez vite, une mère qui met des menottes à l’étranger qu’ils croisent, une mère qui lui apprend à survivre. Elle n’aimait pas particulièrement sa mère, en fait elle n’avait pas conscience de lui devoir quelque chose. Depuis toujours, c’était la seule personne qu’elle avait connu, la seule personne à qui elle avait été autorisée à parler. Lorsqu’ils croisaient une ville, sa mère et elle en faisaient le tour, et seule l’adulte avait le droit d’aller voir les trésors dont recelait possiblement ce point de passage. Les villes étaient dangereuses. Une fois, sa mère était revenue avec de nombreuses plaies, qui avaient mis longtemps à guérir. C’est pourquoi la petite fille n’avait même pas l’envie d’aller en ville. La vie se résumait à cette route, ces racines. Jamais il ne fallait quitter la route. Ca aussi, elle avait demandé à sa mère, pourquoi cette route. Cette dernière avait longtemps hésité, ce qui ne signifiait rien en ce monde où le temps n’était plus précieux, et elle avait finalement répondu. Les routes mènent à des endroits où vivent d’autres personnes. Si on sort de la route, on est perdu. La petite fille avait alors compris que sa mère, qui fuyait les villes, avait peur de quitter cette route et de s’enfoncer dans les alentours pourtant oniriques de cette bande d’asphalte. Que n’aurait pas donné la petite au manteau rouge pour aller courir dans les prairies, les champs de maïs que plus personne ne cultivait, ou au milieu de ces forêts d’émeraude ! Mais elle n’osait pas. Elle n’en avait pas le droit : c’était dangereux. Personne ne savait plus ce qu’il y avait là bas, derrière les arbres. Même les racines sur la route étaient des obstacles trop naturels pour convenir à l’homme.
La petite fille approcha ses mains en coupe du tas de brindilles, et souffla sur ses doigts pour les réchauffer. C’est qu’il ne fallait surtout pas se louper. Elle hésita, sortit une allumette de sa boite, l’approcha. Un petit vent soufflait, anodin mais pourtant mortel pour la petite flamme qu’elle s’apprêtait à faire jaillir. Elle allait craquer le bâtonnet, lorsque deux mains menottées apparurent autour du tas de branches. Lui aussi, avait froid. Reconnaissante, la petite fille craqua l’allumette, et l’herbe jaunie s’enflamma d’un seul coup, prodiguant ensuite la puissance nécessaire à la flamme pour gagner le bois. C’était gagné. Poussant un soupir de soulagement, la fillette recula doucement avant de rapprocher ses mains du foyer. En face, l’inconnu faisait la même chose. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, seuls quelques mots avaient été échangés entre les deux personnes. Lui avait bien essayé plusieurs fois de lancer la conversation, mais la petite fille n’avait jamais appris à tenir un dialogue, et ses tentatives se heurtaient pour la plupart au mur d’incompréhension de la fillette. Pourquoi avait-il besoin de parler ? Elle ne parlait jamais, elle. Elle n’en avait pas besoin. Sa mère lui avait dit une fois que c’était une perte de temps et d’énergie. Pour le temps, elle n’avait pas très bien compris, mais l’énergie ça, oui. Si elle était fatiguée, alors elle aurait envie de s’asseoir sur le bord de la route. Alors, elle serait seule. Elle ne se rappelait n’avoir vu sa mère faire demi tour qu’une seule fois, alors qu’elle pleurait et criait. Elle l’avait giflé. Et était reparti. Alors la petite fille avait du la suivre.
La femme revint, s’assit près du feu, ramassa les pans de son habit. Ainsi, elle faisait plus humaine, moins froide. Elle aussi souffrait. Seulement, ne supportant pas cette souffrance, elle choisissait de la partager avec les autres.
« Maman, pourquoi le garde-t-on ? »
Question légitime. Après tout, il n’était qu’une bouche de plus à nourrir, et la nourriture était rare. Il fallait parfois se glisser dans les forêts pour poser des collets, attendre toute la journée, puis s’occuper de l’animal si on avait la chance d’en attraper un. Un lièvre, gros et gras de par la prolifération nouvelle de la nature, pouvait vous nourrir plusieurs repas. On était économe. Mais la faim, toujours, tiraillait le ventre. Et puis, la mère n’aimait pas aller dans la forêt. Elle était nerveuse, elle criait même parfois, ce qui avant ne lui arrivait jamais. Elle détestait tout ce qui touchait à cette nature.
Pour la première fois depuis des jours, un petit sourire apparut sur les lèvres parcheminées de la femme. Elle ne savait pas exactement elle-même pourquoi elle avait en quelque sorte capturé cet homme, mais elle savait qu’elle ne pouvait ni le laisser partir, ce qui aurait signifié sa mort assuré au vu de ce qu’il transportait - c’est à dire rien - et ni le laisser librement aller avec elle et sa fille, ce qui aurait été fou, tout simplement. Maintenant, elle ne faisait plus confiance à personne. Elle décida de ne pas répondre à la question de sa fille. Elle savait qu’elle était trop souvent muette, qu’elle répondait trop peu, mais c’était pour son bien. Moins elle en savait, mieux elle se portait. Ainsi, elle conservait des morceaux d’innocence qui, lorsqu’elle grandirait, finiraient par se déliter doucement.
Ce que la mère ne voyait pas, c’était que les fragments d’innocence de sa fille étaient déjà presque inexistants. Il n’y avait pour elle qu’une route grise entourée d’herbe, entourée de forêt, parfois traversée par une racine. Pour elle, la vie se résumait à ça. Pas de paroles, pas de mouvement superflus. Pas de rires. Mais la mère ne voulait pas lui offrir de jeunesse plus douce. Comment ferait-elle, une fois grande, ou une fois seule, si elle ne savait pas survivre ? Elle voulait lui enseigner tout ce qu’elle savait, faire d’elle une véritable survivante. Ne pas la laisser sans défense, comme elle même s’était retrouvé seule et perdue après le retournement. Une survivante. Une misérable survivante...
« On approche d’une ville non ? »
C’est lui qui avait parlé. La mère le regarda. Il avait raison. Elle le savait, elle avait suivi le plan du doigt, longuement, pour être sûre. Bientôt, ils arriveraient à une ville, une toute petite ville étant marquée comme Sahëlle. Elle se demandait s’il y aurait des survivants, là bas. Elle ne savait pas ce qu’elle chercher, à aller de ville en ville ainsi. Quelqu’un, peut être, à qui se raccrocher ? Mais depuis tout ce temps, et avec le nombre de survivants, elle doutait ne jamais revoir un visage ami. Tous... Morts. Pourquoi avait-elle survécu ? Elle ne voulait pas de cette existence. Et pourquoi... Sa fille lui tendait une lamelle de viande séchée. Elle la prit, sans expression. Ne pas laisser voir ses doutes, ses peines, ses remords, ses joies.
« Cette ville dont on approche. Elle n’est pas morte, vous savez. »
Il continuait à parler. Toujours. Tous les soirs, il essayait de nouer une conversation, malgré les regards désapprobateurs de la mère, malgré la curiosité très bien cachée de la petite fille qui ne lui offrait qu’un visage sombre. Il continuait à parler, tous les soirs, et tous les soirs il parlait seul.
« Il y a un cirque, en ville. Tu sais ce qu’est un cirque ? »
La mère ne répondit pas. Sa fille ne savait pas ce qu’était un cirque. Elle ne le lui avait jamais dit. Ca n’était pas une information importante. La petite faille savait déchiffrer les panneaux, compter jusqu’à mille, faire des additions et des soustractions basiques. Elle connaissait ses première tables. Comment nouer un collet, comment dépecer un lièvre ou des musaraignes. C’était suffisant. Bientôt, elle lui apprendrait à lire un plan, à se servir d’une boussole, et elle l'emmènerait avec elle en ville - mais pas tout de suite. La ville était encore trop dangereuse. Et, bientôt, elle lui apprendrait à se servir d’un couteau. Non pas pour chasser le lapin, mais pour se défendre. Sa fille était musclée, fine, vive, à force de marcher et gravir les troncs, avait un très bon équilibre : elle n’aurait aucun mal à se servir d’un couteau. C’était indispensable.
« Dans un cirque, il y a des personnes qui font de la magie. Tu as déjà vu un tour de magie ? »
Non. Non, elle n’avait jamais vu de tour de magie : elle ne savait même pas ce qu’était la magie, après tout. Elle n’avait jamais connu que cette route, et sa mère. Et sa mère ne savait pas faire de magie, sauf si la magie c’était marcher sur une route, trouver de la nourriture, et survivre.
Ainsi alla la soirée. Comme tous les autres soirs depuis qu’ils étaient trois : la voix douce de cet homme qu’ils ne connaissaient pas, le mutisme de ces deux femmes habituées à la solitude. Lorsqu’ils eurent fini de manger, chichement mais manger tout de même, la petite fille alla s’allonger contre sa mère, histoire de partager la chaleur de leur corps. Le jeune homme, lui, se positionna du mieux qu’il le put à l’exact opposé, laissant le feu entre les deux groupes. Ils étaient différents. Ils n’appartenaient pas au même monde. Lui, il avait envie de vivre. Il n’avait pas abandonné l’espoir. Il était jeune. Il pensait, au plus profond de lui, qu’il y avait quelque chose à faire dans ce monde pourri de l’intérieur, et prêt au renouveau. Alors qu’elles... La mère avait déjà abandonné tout ce à quoi elle tenait, et vivait au jour le jour car la mort lui faisait plus peur encore que ces vie vide de sens. Quand à la fille, elle était emportée, contre son grès, par sa mère. Il aurait bien voulu lui montrer la beauté de la vie, le bon côté des choses, mais elle était tellement fermée... Peut être cela changerait-il lorsqu’ils arriveraient en ville. Ils n’étaient plus très loin...
-
Le lendemain fut la même journée que la veille, la même que l’avant-veille. La petite Fille suivait sans hésitation les deux grandes ombres. Leurs manteaux au col relevé masquaient des visages fatigués, fatigués de marcher, fatigués de se hâter vers un but sans fin. Visiblement, la plus grande des silhouettes commençait à fatiguer, plus que les autres : elle n’avait pas l’air d’avoir l’habitude d’autant marcher, sur d’aussi longues distances, avec aussi peu de repos et de nourriture. La petite fille lui tendit une main secourable. Le geste était misérable, symbolique. Et pourtant, la grande ombre saisit cette petite main, et avec un sourire, se releva. Plus loin, la femme s’arrêta quelques secondes pour les attendre. Et ils repartirent de nouveau. Vers l’avant, toujours, sans jamais se retourner. Il n’y avait pas de petit déjeuner, et c’est le ventre vide qu’il fallait voir l’astre monter vers le ciel, avec pour seule musique dans les oreilles le chant des oiseaux et le sifflement du vent dans les quelques branches présentes autour de la route de bitume éclaté. Le ventre vide et les pieds lourd. Un chiche déjeuner faisait office de pause à midi, ainsi qu’un temps de repos d’une à deux heures, en fonction du temps et de l’état des troupes, avant de repartir. Et, l’après midi, la route, toujours. Toujours prendre la voie la plus rapide, la moins fatigante, celle qui nous mènera le plus loin possible tout en demandant le moins d’effort. Un pas après l’autre. Lentement, sûrement, comme des fourmis irrésistiblement attirées par un but, une lumière, sans voir qu’il n’y avait rien au bout de ce chemin vide.
Le soir, ils s'arrêtèrent de nouveau pour faire un semblant de bivouac sur le bord de la route. Il ne restait que peu de viande séchée, ils ne pourraient tenir que quelques jours de plus. Cependant, la femme ne s’inquiétait pas : ils devraient rencontrer la ville le lendemain. Ici, elle trouverait bien comment se procurer de la nourriture : il y a toujours moyen de se procurer de la nourriture en ville, à condition de savoir s’y prendre. Douceur, menace, un bon couteau et hop, l’affaire est réglée. Il y avait longtemps qu’elle ne s’en voulait plus de truander ses prochains, tant que ça lui rapportait quelque chose.
« Je suis déjà passé par cette ville. A vrai dire, j’en viens. »
Encore. Il prenait la parole. Tentait de créer une ambiance, de donner le change, de faire naître une conversation. Et encore, personne ne lui répondit. Le femme parce que c’était dangereux, que de parler, et que les mots sont des armes. La fille, parce que sa mère ne parlait pas. Et si sa mère ne parlait pas, alors ça voulait dire qu’elle ne devait pas parler. Toujours faire comme sa mère. Par exemple, si elle ne faisait pas les collets pareil, elle n’attrapait rien. Si elle n’allumait pas le feu comme elle, il ne tenait pas. Si elle ne marchait pas comme elle, elle mourrait. Toujours, toujours faire comme sa mère. Alors si elle ne parlait pas, c’est qu’il y avait une bonne raison, et qu’il ne fallait pas parler.
Ainsi alla la soirée.
Ainsi alla le lendemain.
Ainsi que le surlendemain.
Et en début d’après midi du troisième jour, la ville apparut.
C’était une toute petit ville. Elle possédait un certain charme... Du fait de sa taille, les trois voyageurs se dirigèrent droit vers elle. Pour une fois, la petite fille allait pouvoir contempler les vestiges d’une civilisation disparue. Elle releva la tête, regarda autour d’elle. Au début, de petites maisons avec jardin bordaient la route, la végétation auparavant soignée et anodine s’étant transformée en simili forêt vierge. Des arbres qui n’auraient jamais du proliférer sous ces latitudes, des lianes pendant mollement du toit, de grosses fleurs colorées bouchant les fenêtres. La petite était émerveillée. Jamais elle n’avait vu tel mélange de technologie et de nature, jamais elle n’avais vu autant d’objets d’avant. Sa mère et leur compagnon marchaient religieusement, sans regarder autour. Eux, ils se souvenaient. Ils savaient, ce qu’il y avait eu ici : de la vie, de l’animation, des familles, des enfants jouant au ballon. Alors pour eux, ces petits bouts d’Amazonie attaquant ces maisons si banales, c’était douloureux. Les maisons finirent par être plus nombreuses, plus petites, plus collées, et finalement apparurent les premiers immeubles. D’abord de taille raisonnable, puis lorsqu’apparut le centre ville de grandes boutiques bordaient leur chemin. La route ici était légèrement de meilleur état, mais c’était à peine notable : de gros blocs saillaient ça et là, et les quelques arbres qui avant décoraient les bords de route étaient devenus de véritables monstres, leurs racines détruisant les pavés. C’était comme si une centaine d’année au moins avait passé.
« En vingt ans... »
C’était la femme. C’était la première fois qu’il l’entendait parler depuis qu’il était avec eux, si on exceptait le jour où ils avaient convenu de sa condition. Elle se reprit vivement, comme si cette parole lui avait échappé, contre son grès. Elle avait le visage triste. Ses souvenirs semblaient douloureux. Il détourna la tête, reposant son regard sur les alentours. Ici, le silence n’existait pas : les oiseaux étaient partout, des musaraignes et des rats filaient jusque sous leurs pieds, et on entendait presque la forêt respirer. C’était à la fois mort et vivant. Partout, l’herbe folle colonisait chaque interstice laissée à la nature, comme si elle prenait naissance dans le bitume même, et des arbres dépassaient des carreaux cassés. Quelques oiseaux les frôlèrent, arrachant un cri de surprise à la petite fille au manteau rouge.
« On devrait aller vers l’Est. »
Depuis le début, ils se déplaçaient vers le sud, vers des auspices plus clémentes qui leurs permettraient de passer l’hiver sans trop d’encombres. La saison précédente, les deux femmes étaient remontées vers le nord, telles des oiseaux migrateurs, à la recherche de civilisation. Mais elles avaient eu froid, elles avaient failli mourir. La femme jeta un coup d’oeil à celui qu’elle avait ramassé sur le bord de la route, et commença à se diriger vers l’Est. Pourquoi suivait-elle son indication ? C’était toujours mieux que de vadrouiller sans savoir où aller. Ils quittèrent la route principale pour une autre moins large et plus encombrée. Régulièrement, ils devaient se baisser pour éviter branches et racines confondues.
Deux yeux les observaient sans jamais ciller.
Au bout de quelques minutes de marche laborieuse, il s’arrêta au milieu de la voie. La femme se retourna, suspicieuse. La petite fille, les yeux vers le ciel, ne s’en rendit pas compte et continua à avancer doucement, fouineuse.
« Notre aventure s’arrête ici, ma Dame.
- ...
- Je vous remercie de votre considération jusqu’à maintenant, mais il me faut y aller, certaines personnes ont besoin de moi.
- Elle a besoin de vous.
- Pardon ?
- La petite. Elle a besoin de vous. Bientôt, je mourrai. Elle est trop jeune. Elle a besoin de vous.
- Je pourrais être dangereux.
- Vous l’êtes.
- Pourquoi alors me la confier ? »
Avant même d’avoir la réponse, il se rendit compte de la stupidité de la question. Parce qu’elle n’avait pas le choix. Elle allait bientôt mourir, elle se savait, et la seule personne disponible ici c’était lui. Peut être avait-elle planifié cela depuis le début. Peut être s’il n’avait pas semblé aussi innocent l’aurait-elle tué froidement, rien que parce qu’il signifiait une menace pour sa fille. Non, pas peut être : il en était sûre. Cette femme était puissante, à sa manière. Assez puissante pour protéger sa fille, assez puissante pour l’étouffer. Il eut une pointe de pitié pour cette petite fille qui n’aurait jamais de jeunesse, et dont la vie avait déjà été tracée par sa mère.
« Elle saura se débrouiller. Mais je vous demande de l’aider et de faire attention à elle.
- Qu’est-ce qui vous garantis que je le ferai, si j’accepte ?
- Vous êtes dangereux. Mais vous êtes une personne de parole. N’est-ce pas ?
- Vous êtes plus dangereuse que moi.
- Vous apprendrez, ne vous inquiétez pas. »
Quelques secondes, il craint qu’elle n’eut raison. Qu’il finirait immanquablement par devenir comme elle. Mais il se reprit, et finit par acquiescer d’un signe de tête. Elle fit une moue désapprobatrice, fronça les sourcils.
« Jure le. »
Lui qui pensait s’en tirer comme ça... Mais c’était impossible. Cette vieille folle pensait à tout. Ou plutôt, elle prenait le plus de précautions possible. Cependant, il n’avait pas envie de s’encombrer de la petite, aussi débrouillarde soit-elle. Elle pourrait être utile, mais il faudrait prendre soin d’elle, et sa compagnie n’était pas sans rappeler celle d’un gros escargot. Sympathique, pas très dérangeante, mais très silencieuse. Et tellement triste ! Jamais encore il ne l’avait vu sourire.
« Jurer quoi ? »
Se retrouvant seule, loin de paniquer, ladite petite fille avait simplement fait demi-tour pour revenir sur ses pas, jusqu’à retrouver ses compagnons de route. Elle avait depuis son arrivée accepté la présence de l’homme comme celle d’un compagnon. Et elle parlait, car sa mère parlait : elle pouvait donc à son tour s’exprimer. Il n’y avait pas de danger. La femme pinça les lèvres, incapable de trouver quoi répondre. Elle n’avait absolument aucun prétexte pour l’éloigner, aucun pour la réprimander. Elle finit simplement par jeter un regard éloquent à son interlocuteur. Il réfléchit quelques temps. Il n’était pas foncièrement mauvais, il ne pouvait pas s’éloigner ainsi en sachant qu’il aurait sûrement la mort de la petite fille au manteau rouge sur la conscience.
« Je le jure. Continuons vers l’Est. »
Il ne les quittait plus, à présent. La donne avait changé. Il était, encore quelques temps, associé à elles. Mais il n’était plus prisonnier, non : elle lui devait ce service, et il se demandait encore s’il tirerait autre chose de ce contrat hors la paix de son esprit. Il ne savait pas combien encore cet accord se révélerait valorisant pour lui. Maintenant, il se trouvait à la tête de la troupe, juste devant la petite fille, la mère fermant la marche. Ils n’étaient plus de niveau égal. Il avait l’avantage. L’avantage du terrain, tout déjà, vu qu’il venait d’ici et y avait passé, en fait, plusieurs mois, mais aussi l’avantage de la situation car il était devenu précieux aux yeux de la mère. Quand à la fille, elle ne se posait pas de questions : elle suivait. Elle avait toujours suivi. Incapable de briser ses habitudes, à part peut être pour s’arrêter parfois et soulever une pierre, et nettoyer un carreau pour tenter d’apercevoir l’intérieur d’un magasin. A un moment, un lézard jaillit sous ses pieds, lui arrachant un petit cri de surprise. Sa mère la réprimanda d’un simple coup d’oeil. Contrairement à lorsqu’ils étaient hors de la ville, ici, chaque rue, chaque mètre était différent, chaque endroit avait son lot de surprise. Ici, un arbre à papillon enraciné dans une poubelle, jaillissant dans d’intenses nuances de violet et attirant des centaines de papillons dans des teintes bleues et caramel. Là, un néon brisé laissant entrevoir une ruche où l’homme préleva habillement un peu de miel. Comme s’il avait toujours vécu de ça. Et là, encore, une famille de chats jaillissait de fourrés d’argent, une plante très inhabituelle à cet endroit de la planète auraient pu songer les plus vieux. C’était tout à fait onirique. La petite fille au manteau rouge avait l’impression de se retrouver dans un rêve, un panorama nouveau se déroulant sous ses yeux émerveillés. C’était une vision terrifiante pour des yeux d’adulte, et magnifique pour des yeux d’enfant. La mère baissa la tête pour ne plus voir que ses lourdes chaussures usées battre le béton.
Au bout d’une vingtaine de minutes de marche, l’homme s’arrêta et observa les environs. tendit l’oreille. Au loin, une clameur se faisait doucement entendre, faisant tressaillir la mère. Cette dernière serait bien partie du côté opposé, mais le jeune homme se dirigea droit sur elle. La femme suivit avec réticence. La fille suivait. Comme toujours. Peu à peu, la clameur s’intensifia doucement, jusqu’à devenir un calme brouhaha de sons hétéroclites. Qui, un rugissement de tigre, qui le bruit de massues tombant au sol, qui les cris joyeux d’un enfant rieur. Des bruits nouveaux, tels que la petite fille au manteau rouge n’en avait jamais entendu. Elle ne comprit pas, au début. Puis, bientôt, au détour d’une racine, la route s’élargit légèrement, et s’ouvrit sur une place, la vision suivit les sons. C’était merveilleux. La place était bordée en tout points par des arbres et des plantes d’horizons lointains, d’une telle façon qu’il était clairement visible qu’ils avaient été sculptés, entretenus pendant de longues années pour arriver à ce résultat. Il y avait un camaïeu de couleur, formant un arc-en-ciel végétal tout autour de la place, avec en son centre deux petits chapiteaux, en entourant un troisième au moins deux ou trois fois plus grand. De nombreuses cages étaient visibles aux alentours, ainsi que plusieurs roulottes de taille importante. Le tout était indiqué par une grande pancarte d’un rouge resplendissant avec dessus écrit en bleu vif :
« Mad Circus... »
Il était de retour à l’endroit qu’il était le plus à même d’appeler « Chez lui » et qu’il avait quitté quelques jours plus tôt seulement. Il était parti pour une bonne raison, et voilà qu’il était de retour simplement parce qu’il avait croisé leur route. Il n’avait pas réglé ses affaires, mais peu importait : il avait le temps, tout son temps. Et puis, il était efficace, personne ne lui reprocherait rien. Ce spectacle, au demeurant, lui avait manqué : il avait beau l’avoir vu chaque jour qu’il avait passé ici, à chaque fois il était impressionné par tant de splendeur. Ces couleurs, ces sons, ce sentiment que rien n’a changé, que tout est encore intact... C’était un îlot de paix dans un monde de guerre. La femme cracha par terre, s’assit sur une pierre, et détourna le regard. Pour elle, ce n’était qu’une façon plus tordue encore de faire remonter ses souvenirs. Elle n’appréciait pas cette vision qu’elle avait.
La petite file au manteau rouge attendait, émerveillée, cachée derrière les grandes jambes du résidant. Elle n’osait pas approcher. Déjà, sa mère n’aimait pas cet endroit. Et puis, c’était peut être dangereux, elle n’avait jamais rien vu d’aussi... Beau, étrange, merveilleux. Lorsque leur guide se mit à avancer, elle suivit de bon coeur, incapable de réfréner sa curiosité. Elle voulait savoir ce qu’il y avait dans cette grande maison de toile rouge et blanche, et même si elle était incapable de lire ce qu’il y avait sur le panneau de bois, c’était pour elle synonyme de quelque chose de nouveau et intéressant. La petite fille essayait de se concentrer sur les deux personnes qui avaient, jusque là, signifié toute sa vie, mais ce fut impossible sitôt qu’elle eut franchi l’entrée du cirque. A droite, à gauche, droit devant. Tout était nouveau.
Elle croisait des personnes improbables, énormes, maigres, minuscules, ou plus grandes encore que tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Toutes étaient habillées de couleurs plus éclatantes les unes que les autres. Des collants de soie, bleue, blanche, rouge, jaune, des fraises immaculées ou rose bonbon, des patins de danse leur donnant une démarche fluide et aérienne, un personnage armé d’un lourd manteau Loyal rouge, deux jumelles fines comme des bâtons de réglisse et à la peau ambrée... Il y avait des personnes de tous les horizons. Certains dégageaient une présence éclatante, comme cette jeune femme en tutu rose et aux manières graciles, d’autres étaient presque invisibles, comme ce petit gamin à l’air sauvage et à l’habit impeccable mais simple. Plus de gens qu’elle n’en avait jamais croisé, plus qu’elle n’en aurait cru possible d’exister. Sa plus grande surprise fut lorsqu’elle croisa une jeune mère, maquillée à outrage mais au visage doux, portant dans ses bras ce qu’elle crut longtemps être une poupée. Une poupée vivante... Ici, la vie semblait jaillir de chaque recoin, de chaque espace libre. Lorsqu’elle arriva aux cages des animaux, ses yeux s’ouvrirent plus ronds encore : était-ce des éléphants, qui barrissaient ainsi ? Et ces énormes chats striés, c’était des tigres ? Et là, encore, des panthères, et là un vieux lion fatigué ! Une cage emplie de singes malicieux, trois chiens libérés qui se couraient après, et un dromadaire mâchonnant mollement une mesure de foin. Plus loin, trois chevaux noirs caracolaient dans un parc minuscule. Ils ne semblaient pas malheureux, au contraire, et avaient le poil lustré des bêtes bien nourries. La petite fille au manteau rouge s’approcha, tendit la main pour les toucher, puis au dernier moment se ravisa et la retira d’un geste aussi vif que celui d’un serpent. Elle ne connaissait pas ces bêtes. Elles étaient peut être agressives, peut être mortelles.
Avant qu’elle ne puisse faire un mouvement de plus, deux bras puissant la saisirent à la taille, la soulevèrent, et la posèrent sur le dos d’un des trois animaux. Elle retint un glapissement et s’accrocha sauvagement au tas de poil qui constituait la crinière de l’équidé. Le propriétaire éclata de rire devant l’effroi de la gamine, et flatta l’étalon qui répondit à ce geste d’attention par un doux hennissement avant de s’ébrouer. La petite était pâle, mais s’accrochait bravement à cet animal, à la fois impressionnée et ravie.
« Eh bien, petiote, t’en avais jamais vu avant pas vrai ! Et ceux là, c’est les meilleurs qui existent, que ce soit ici ou ailleurs ! De la pure race, je te dis, et de la vraie, pas de ces petits poneys qu’on traine partout en exhibant leurs jambes ou leurs quenottes de pacotille ! Cette bête que tu as sous la main, c’est un véritable monstre de puissance, de douceur et d’expérience, crois moi. Mais dis moi, tu viens d’où toi ? Les nouveaux sont rares dans le coin surtout aussi petits que toi, et tu sembles arriver de loin. »
Cet homme aimait parler, partager sa passion. Au début, la petite fille au manteau rouge avait été déboussolée par son langage étrange, son accent qu’elle aurait pu identifier comme venant du sud si elle s’y connaissait plus en science du langage. Mais il avait l’air sympathique, avec ses sourires, ces torsions de la bouche qu’elle même ne savait que passablement exécuter. Et puis, ses yeux riaient même lorsqu’il ne faisait rien de particulier, comme si c’était dans sa nature d’être joyeux. C’était vraiment déroutant. Ca ne lui faisait pas mal, de toujours être tendu comme ça ? Ca devait pourtant être terriblement douloureux, toutes ces petites pliures et tout. Elle était fascinée. Son habit, rouge et or, était impeccable, mais ne respirait pas l’austérité comme on aurait pu s’y attendre de la part d’un vêtement aussi cintré, au contraire il était à l’image de celui qui le portait : joyeux, pimpant, éclatant. L’homme, qui devait avoir l’âge de la mère de la petite fille au manteau rouge, la saisit de nouveau pour la reposer à terre. Dès que ses pieds rencontrèrent le sol, la petite fille détala, abandonnant derrière elle les trois magnifiques animaux et leur dresseur. Ca la fascinait, mais d’un autre côté c’était trop différent de tout ce qu’elle avait connu. Et puis, pourquoi souriait-il toujours ainsi ? C’était comme s’il était malade, c’était effrayant. La petite courait entre les stands, troublée par le brouhaha qui s’étalait tout autour d’elle. Qu’il était loin le silence, qu’elle était loin la solitude des heures de marche sur une route détruite ! En quelques secondes, un monde nouveau venait d’ouvrir ses portes. Peut être aurait-elle le droit de répondre à ce que les autres lui demandaient, ici ? Non, en fait non, elle n’en avait même pas envie : c’était trop dangereux. Et ces grosses bêtes noires, si un jour elles avaient envie de me manger ? Elles ne mordraient pas le monsieur aux yeux rieurs, c’était sûr et certain, mais elle qui était si petite, si menue ? Ils pouvaient facilement lui arracher un bras.
Une main se posa sur son épaule, et elle se retourna vivement, comme un serpent, avant de tirer pour se dégager. Elle y parvint, sa fougue et ses réflexe ayant surpris son opposant. Ce dernier... N’était autre que le jeune homme qui les avait conduit ici. Il eut un coup d’oeil appréciatif sur ses réactions. Peut être... Il laissa ses pensées en suspens. Il lui laissa un tout petit sourire avant de désigner la mère. Cette dernière était légèrement en arrière, seule. Elle créait un vide, dans cette atmosphère de fête. C’était comme si elle aspirait le bonheur qui transparaissait aux alentours pour le transformer en ténèbres. Comme une goule dans un jardin secret, comme un chat noir sur un tableau blanc. Comme une sorcière dans les histoire que l’on se raconte le soir au coin du feu. Elle avançait, tête basse, agressive, faisant attention à ne rien toucher, ne rien frôler. A un moment, quelqu’un trébucha et faillit la percuter : la mère se tétanisa, tout ses sens exacerbés, prête à mordre. Elle haïssait la foule. Elle haïssait les gens. Elle détestait la compagnie, tout ce qu’elle ne pouvait pas maîtriser, tout ce qui n’appartenait pas à son monde, à ce qu’elle s’était construit. Agoraphobe. Comme si tout ce qu’elle ne pouvait pas diriger n’était pas autorisé à l’approcher. C’est pour ça qu’elle avait supporté la présence du jeune homme : elle l’avait manipulé de bout en bout, avait eu l’ascendant depuis le début. Quand à sa fille, n’était pas même besoin de la mentionner. Elle lui était toute acquise.
Elle arriva à leur hauteur. Ils se regardèrent. La mère avait envie d’être ailleurs, l’homme était chez lui, la fille voulait rester.
La mère, en temps normal, aurait du avoir la décision finale, mais ce n’était pas un moment normal. La fille n’était plus entièrement sous sa responsabilité. A vrai dire, à partir du moment où elle lui avait demandé de prendre soin de sa fille, cette dernière ne lui avait plus appartenu. C’est pour ça qu’elle baissa la tête de nouveau.
« Je vais vous trouver une chambre pour la nuit.
- Une chambre ? C’est... »
La petite fille avait posé la question d’une voix spontanée, avant de regarder sa mère et se taire. Comme si cette dernière lui avait, sans même y penser, couvert les yeux et posé sa main sur ses cordes vocales. Pas même un mot, ni un mouvement, pour que la petite se taise. Elle n’avait pas le droit de parler. C’était tout.
« Une chambre, c’est un endroit où tu peux dormir au chaud, dans un lit, dans des draps. C’est tout mou, c’est confortable. Tu verras. C’est encore mieux que de dormir dans de l’herbe ou dans de la mousse. »
C’était une grande phrase, même pour lui. La petite fille avait l’impression de découvrir sa voix de nouveau, maintenant qu’elle ne s’interdisait plus d’écouter. C’était comme si, peu à peu, elle découvrait un monde qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de regarder, comme si elle voyait pour la première fois. Comme un aveugle au lendemain d’une opération. Ses oreilles s’étaient ouvertes aux bruits extérieures, elles qui avaient assimilé le bruissement des feuilles et le sifflement du vent, le chant des oiseaux et les crissements de pattes sur le bitume. Tout ça, elle s’était habituée. Et là, elle avait l’impression de renaître. Elle jeta un coup d’oeil à sa mère. Cette dernière ne lui envoyait plus aucune informations. Alors la petite fille rumina quelques temps ses pensées, se demandant si elle devait prendre l’initiative. Devait-elle faire quelque chose ? Dire quelque chose ? Elle se tourna presque naturellement vers celui qui les logeait.
« Tu veux venir visiter ? »
La petite fille au manteau rouge se retourna de nouveau vers sa mère, qui ne dit rien. Elle ne savait pas. Elle avait envie d’aller visiter, oh oui terriblement envie ! Mais, d’un autre côté, sa mère n’avait pas l’air de penser que c’était une bonne idée. Cependant, elle ne disait rien. Elle ne voulait rien dire. Elle pouvait faire ce qu’elle voulait ? Non, elle risquait de la décevoir.
« Allez, j’t’emmène ! Suis moi ! »
Je veux y aller, je veux y aller, je veux y aller. Sans s’en rendre compte, ces mots étaient gravés sur son visage habituellement si atone. Sa mère lui jeta un regard froid qui serra le petit coeur qui battait dans sa poitrine, mais finalement l’adulte lui fit un vague signe de tête méprisant. Un oui qui voulait dire non. Oui, surtout, n’y vas pas ! Va t’en près de moi. La petite fille ne savait plus sur quel pied danser, mais finalement quelqu’un accrocha son bras, et ils étaient partis pour la chambre. Elle tourna la tête. Il était vraiment très grand, et faisait un pas là où elle en faisait trois. Elle le regardait vraiment pour la première fois. Très fin, il avait visiblement l’habitude de faire du sport ou en tout cas de beaucoup bouger, comme beaucoup de personnes en ce temps. Ses yeux bleus pâles contrastaient avec sa peau légèrement mate, mangée par le soleil, lui donnant un visage assez singulier, mangé lui par une chevelure foncée légèrement trop longue retombant en broussaille. Les coiffeurs étaient depuis longtemps devenus une espèce en voie de disparition... Comme à peu près n’importe quel artisan, en fait. Il ne la regardait pas, en fait il ne faisait même pas attention à elle, sûr qu’elle était à ses côtés grâce à la pression de sa main sur son bras. La petite fille regarda autour d’elle, les personnes, les cages, les animaux, les...
« C’est ici. Au fait... »
... Maintenant que la vieille nous a lâché la grappe avec son tue l’ambiance,
« C’est quoi, ton nom à toi ?
- Mon... Quoi ?
- Attends. Tu n’as pas de nom ?
- Mais... C’est quoi ? »
Elle avait eu le droit de le suivre. Le droit donc de faire ce qu’elle voulait, de lui parler par exemple. Elle ne savait pas qui il était, mais elle avait envie de lui faire confiance. Du haut de sa dizaine d’année, elle n’avait pas peur comme sa mère. Elle voulait faire confiance. Elle voulait parler de cette voix presque chevrotante de ne jamais prononcer plus de quelques paroles. Par contre, cette histoire de nom la déroutait complètement. C’était quoi ? Et à quoi ça servait ?
« Ta mère. Elle s’appelait comment ?
Oh... Elle s’appelle Maman.
- ... »
Logique imparable.
« Mais, elle t’appelle comment, elle ?
- Maman ? Elle ne m’appelle pas. Pourquoi devrait-elle m’appeler ? Je suis toujours là. Et puis, si elle parle, je l’entends, et je sais que c’est elle, et elle sait que c’est moi. »
Quelle phrase... Peut être la plus longue qu’elle n’avait jamais prononcé depuis longtemps. En sa présence, en tout cas, et surtout s’adressant à lui, c’était une première, et il était même étonné que ça lui vienne avec un tel naturel. Comme sa mère, après tout : à l’aise nulle part, chez elle partout. Il ne lui en tint pas rigueur. Par contre, cette histoire de nom l’ennuyait. Pas de nom ? C’était assez... Comment dire... Inédit. Il ouvrit la porte d’une roulotte magnifique, laissant découvrir une pièce qui respirait le secret, la chaleur humaine et la douceur. Partout, du bois, d’une couleur chaude et engageante, des bricoles sûrement sculptées pendant de longues heures d’ennui, une lampe dénudée au plafond qui visiblement ne marcherait plus, et n’éclairerait pas même en pleine nuit. Un petit coin réservé à la cuisine, un micro coin où était coincé un canapé décharné mais qui avait l’air tout à fait confortable. Et. Un lit. La petite fille anonyme n’en avait jamais vu, mais dès qu’elle posa les yeux dessus, elle sut qu’elle allait aimait cette chose. Pour quelqu’un qui n’avait jamais que connu la rigueur d’un sol rigide adouci seulement par l’épaisseur peu suggestive d’un manteau, c’était une sorte de rêve éveillé. Certains... Ne dormaient donc pas par terre ? Elle était sidérée. Elle n’osait pas s’approcher. Le jeune homme la poussa vers le lit, la fit s’y asseoir. Il n’avait qu’une vingtaine d’années, et il lui semblait pourtant que du jour au lendemain il venait d’endosser le blouson de père. C’était déconcertant. Il s’accroupit, lui attrapa le menton et la regarda.
« Tu veux un nom ?
- Je sais pas. Ca sert à quoi ?
- A se reconnaître. Moi, c’est Leid.
- Lied ?
- Ahah, si tu veux ! »
Lied, Leid, c’était presque la même chose, et pourtant le sens était tellement différent. Lied eut un sourire.
« Et toi, comment veux tu t’appeler ?
- Je dois choisir ?
- Oui bien sûr, tu peux choisir. Tu es libre.
- J’ai pas envie de choisir. Je ne connais pas de jolis mots. C’est quoi, libre ? »
Décidément, ça n’allait pas être très simple. Mais après tout, comment pouvait-elle seulement concevoir la liberté quand elle n’y avait jamais vraiment gouté ? Non, en fait, c’était plus compliqué encore. Elle était libre, totalement libre, sa mère jamais ne l’obligeait à la suivre. Mais elle était trop jeune encore pour apprécier cette liberté, et ça risquait même plutôt de la dérouter. Que se passerait-il si un jour, on l’interdisait de faire un choix ? Sa mère avait toute emprise sur elle. Mais c’était psychologique : jamais elle n’avait été contrainte et forcée de renoncer à quelque chose.
« Twee.
- Twee ?
- Désormais, tu t’appelleras Twee.
- ... D’accord. Ca ne me dérange pas. »
Elle avait remarqué qu’il avait éludé la question sur la liberté. On ne la lui faisait pas, à elle. Elle était petite, mais elle remarquait tout, même dans cette pièce magnifique, même posée sur ces draps immaculés et propres, un visage amical fixé sur elle. Elle plissa les yeux. De la poussière voletait doucement autour d’eux, chargeant la pièce d’un voile doré. La petite laissait sa main caresser doucement le lit. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi doux. D’aussi moelleux. Elle avait l’impression qu’elle allait s’enfoncer dedans et ne plus jamais se relever. Mais ça ne l’effrayait même pas... C’était si doux, si bon. Elle eut un petit sourire. Minuscule. Presque un semblant de sourire. Soudain, avant qu’elle ne puisse réaliser, Lied la prit dans ses bras et la serra contre son coeur. Surprise, elle ne pensa même pas à bouger. Et puis c’était si bon, de sentir quelqu’un de vivant près de soi, dans ce monde si dur... Etait-ce la première fois que quelqu’un la prenait dans ses bras ? Oui, sûrement, si on exceptait la chaleur froide de sa mère le soir alors que partager sa chaleur devenait vital. Il desserra son étreinte et la regarda dans les yeux.
« Surtout n’oublie jamais, Twee. Il y a en ce monde des choses plus précieuses qu’un horizon sans cesse identique, qu’une route sans fin. Il y a des buts qui sont difficiles à atteindre, mais qui valent le coup que l’on se batte pour eux. Il y a des visages qui se languissent de vous voir et qui ne sourient que lorsqu’ils vous aperçoivent. Il y a des sourires qui ne s’achètent pas. Il y a des rêves qui se vivent.
Des espoirs qui méritent d’être suivis. »
Elle n’avait pas tout compris. Il y avait beaucoup de mots compliqués, et elle ne parlait pas souvent. Mais elle avait compris une chose, c’est qu’il ne la laisserait pas seule. Ou tout du moins, elle l’espérait, voulait l’espérer. Elle bailla, longuement, à s’en décrocher la mâchoire. Elle était tellement fatiguée ! Et ce lit... compréhensif, Lied la glissa sous les couvertures sous ses grands yeux étonnés, et ferma de lourds volets de bois. La petite était aussi étonnée que fatiguée. Elle ne comprenait pas tout, mais c’était la chose la plus confortable qu’elle n’ait jamais vu ! Elle eut tôt fait de s’endormir, avant même de pouvoir y penser...
-
Le soir. C’était le soir quand elle se réveilla, elle en était sûr. Elle le savait, parce que l’odeur n’était pas la même, plus fraîche et plus piquante, parce que les bruits aussi étaient différents. La nuit, rien n’était pareil à ce qu’il était pendant la journée, tout devenait plus sombre, plus mystérieux. Ainsi en allait-il aussi des hommes. Elle se releva doucement, repoussant les draps. C’était nouveau pour elle. Jamais, encore, elle n’avais vécu expérience aussi rassérénante. Vous, qui dormez chaque soir dans votre lit, vous ne pouvez pas comprendre. Mais elle, dont toutes les nuits se passaient sur un sol dur et froid, heurtant son dos jeune et fragile, elle dont les yeux se fermaient chaque soir en espérant pouvoir les rouvrir le lendemain, elle qui serrait ses mains contre elle dans la crainte de perde un jour ses doigts... Pour elle, ce lit, ce lieu signifiaient beaucoup. C’était la sécurité. Elle s’étira, creusant le dos, tel un chat sauvage. Elle était souple, et ce repos lui avait été plus que bénéfique. Elle se frotta les yeux. C’était plus dur que d’habitude. D’habitude, elle se levait avec bonheur, massant ses muscles engourdis par le froid, avant de regarder sa mère s’occuper des préparatifs. Ca ne prenait jamais longtemps. Ensuite, elles partaient, et se remettre à marcher était une véritable délivrance pour toutes deux. Alors que là, son corps demandait du repos, plus de repos encore alors qu’elle n’avait jamais été aussi en forme. La jeune fille finit par quitter le lit pour plonger dans ce monde froid qu’était la réalité. Elle frissonna lorsque ses pieds touchèrent le sol froid, glissa sur le parquet, et se cogna à un meuble en tombant sur le sol, incapable de ne rien trouver pour se rattraper. Déboussolée. Elle ne connaissait pas cet environnement, et là dans le noir tout lui semblait dangereux, agressif. Elle se roula en boule sur le sol. Ce moment agréable venait soudainement de se transformer en quelque chose de beaucoup moins sympathique. Elle aurait voulu... Que sa mère soit là. C’était la première fois qu’elle se retrouvait seule, vraiment seule. D’habitude, elle savait parfaitement où se trouvait sa mère, et cet endroit n’était jamais loin. Et là, non. Elle était seule, dans un endroit qu’elle ne connaissait pas, et elle ne savait pas quoi faire.
Elle resta immobile.
Longtemps.
Elle ne savait pas combien de temps avait passé quand la porte d’entrée s’ouvrit, laissant apparaître une silhouette massive, à contre jour, de sorte que Twee ne pouvait pas même distinguer le genre de cette personne. Elle était transie de froid, à présent, et se recroquevilla encore plus sur elle même. Elle ne faisait pas un bruit. La silhouette s’avança à pas lents, ferma la porte et alluma une bougie : un visage se révéla. C’était une femme, d’un âge tel qu’elle avait du vivre le retournement. Deux fois. Au moins. Sa peau était ridée, formant un parchemin de lignes sur son visage, ses mains larges comme des battoirs tenaient solidement la lumière qui semblait minuscule. La petite chercha à se cacher encore plus, tétanisée. Cette personne n’avait pas l’air amical. Du tout. Elle ferma les yeux, sentant la lumière s’approcher d’elle. Ca y était. Elle l’avait vu, elle en était sûre.
« Hé. »
Une voix plutôt grave, surtout pour une femme, un ton neutre.
« Hé, la souris. »
La souris ? Les souris, elle savait ce que c’était. Ca détalait sous vos pas quand vous marchiez sur la route, ça se cachait dans les interstices les plus petites, et l’hiver, quand les temps se faisaient dur, il était possible d’en attraper si on était un peu adroit. Leur chair était maigre, mais c’était toujours mieux que de mourir de froid, et cuit sur le feu c’était même bon.
« Hé oh, la souris, j’te parle ! »
C’était elle, la souris ? Elle baissa les bras, découvrant son visage, ouvrit les yeux à moitié. La flamme, même chiche, l’aveuglait. Elle sentit que la vieille femme attendait une réponse, réponse qu’elle était incapable de fournir. Sa bouche était sèche, sa langue collait à son palais. Elle n’avait pas l’habitude de se sentir fautive ainsi. Elle voulait disparaître...
« Bon la souris, c’est pas qu’il est l’heure mais il est l’heure, hein. Tu veux venir voir la représentation de ce soir ou pas ? »
Une représentation ? De quoi parlait-elle ? La frayeur avait laissé place à une franche curiosité. Une représentation, qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Elle se releva légèrement, somme toute toujours impressionnée par cette vieille géante. Cette dernière, justement, soupira, l’attrapa par le bras et la mit dehors en la poussant vers le grand chapiteau.
« Dépêche toi, ça commence ! »
Elle détala. Déjà, pour fuir cet endroit qu’elle ne maîtrisait pas, cet endroit où elle ne savait pas quoi faire, pour éviter cette grande dame effrayante. Ensuite, elle se dirigea droit vers le chapiteau. Ce dernier l’appelait : une clameur s’élevait, et la toile brillait comme un gros chapiteau, projetant des ombres lumineuses rouges et blanches partout aux alentours, comme un lumignon géant. Telle un moustique attiré par une lampe, elle se précipitait vers la lumière. Lorsqu’elle arriva à l’entrée, elle s’arrêta. Elle était seule, du bruit s’élevait, elle avait presque peur. Pourtant, l’ambiance l’électrisait. C’était comme dans un rêve... Juste à côté, un bruit la fit tourner la tête :
« Tu veux un ticket ? »
Elle ne sut pas trop quoi répondre. Un ticket ? Pour quoi faire ? Elle se rendait compte qu’elle ne savait rien de ce monde. Rien de rien. Où qu’elle aille, elle était surprise. Les gens utilisaient des mots qu’elle ne connaissaient pas, parlaient de concepts dont elle n’avait aucune idée. Les noms. La liberté. Les tickets. Les représentations. La personne souriante vit qu’elle n’était pas très présente, un peu surprise, et lui donna un bout de papier mordoré, lui indiquant une fente dans la toile, juste devant.
« Allez entre, ça commence, dépêche toi ! »
La petite fille serra fort le ticket dans sa main et tira sur un pan de toile pour entrer. Dès qu’elle eut passé la tête, elle se sentit dans un autre monde. Plus étrange encore que les alentours du cirque. Plus encore que le monde dans lequel elle vivait. Elle ne put s’empêcher de courir vers les gradins, de se pencher sur une barrière installée là, posée négligemment. Sur la piste, des danseuses se chargeaient de l’introduction. Sur scène, elles semblaient voler, glisser. Gracieuses, étoiles tombées sur terre, elles étaient divines. Leurs mouvement fluides leur donnait l’air de flotter et leurs manières de poupée en faisaient des êtres impossible à atteindre, comme des fées à taille humaine. Elles s’approchèrent doucement des bords, faisant de larges signes de main aux invités, mais d’une manière qui montrait quand même un léger désintérêt. Comme si elles ne pouvaient pas les accueillir dans leur monde, elles qui venaient de loin. La petite fille recula de quelques pas. Elle était subjuguée. C’était tellement nouveau pour elle... Elle regarda autour d’elle, se détournant quelques secondes de la scène : elle se rendit compte que le cirque était presque vite. Elle s’en étonna. Puis elle se rappela. Elle se rappela que le monde était vide. Pourtant, l’espace de quelques instants, elle avait pu imaginer cette foule, les yeux rivé sur les danseuses, attendant le prochain tour, la prochaine parade. Tous, le souffle coupé par tant de beauté, l’envie d’en voir plus, toujours. La jalousie, aussi, de n’être pas capable rien que de toucher cette perfection du doigt. Qui était assez souple pour touche son nez avec ses pieds... Le dos cambré ? Qui avait assez d’équilibre pour faire du monocycle sur un fil ? Peu de monde en était capable. Et c’était ça qui attirait tant chez ces bêtes de foire, ces citoyens d’un autre empire.
De tout son coeur, la petite fille au manteau rouge eut envie de faire partie de ce monde. Elle eut envie, à son tour, de tourner sur cette piste, de fouler ce sable couleur ocre, et de s’envoler sur un fil. Elle eut envie de côtoyer les tigres et les éléphants, les panthères et les chevaux. Elle eut envie d’être quelqu’un d’autre, une personne capable de se montrer, de s’afficher, de créer des rêves et de vivre le sien. Elle eut envie d’être artiste. Elle ne savait rien faire. Elle ne savait pas dresser des fauves, elle ne savait pas monter à cheval, elle ne savait pas tordre son corps comme du bambou, elle ne savait pas marcher sur un fil ou grimper dans des foulards. Elle n’était pas particulièrement gracieuse, pas particulièrement forte. Elle n’égalait pas toutes ces personnes qui se pavanaient devant les spectateurs. Mais elle eut envie d’essayer, de s’entrainer, de tout faire pour parvenir à les égaler. Et si ses errances solitaires en compagnie de sa mère uniquement lui avaient appris quelque chose, c’était bien qu’il ne fallait jamais abandonner. Le travail ne lui faisait pas peur. S’entrainer toute la journée, tomber mille fois, manquer de se tuer, tout cela ne l’effrayait pas : il suffisait le soir, le lendemain, de se relever et de recommencer. De ne jamais abandonner. Et ça, elle s’en sentait capable. C’était son unique qualité, et peut être la plus importante en ces temps troublés : elle savait survivre. Et de peu.
Sous ses yeux, le spectacle se déployait, régalant tout ses sens. Le sable volait, formant une brume ajoutant au côté rêveur de la scène, masquant les mouvements et rendant flou les visages, pour ne laisser qu’un film de scènes entrecoupées. Il y avait vraiment de tout. Des chat, des chiens, des équilibristes, des personnes se changeant à la vitesse de l’éclair, des clowns, ah les clowns ! Le premier qu’elle vit lui fit peur, avec ses cheveux rouges en bataille, ses chaussures énormes et son maquillage rouge et blanc. Au début, elle crut qu’il était blessé et qu’il hurlait de douleur, mais elle finit par se rendre compte qu’il était simplement grimé pour faire rire et que sa voix rauque n’était qu’un effet qu’il lui appliquait. Ensuite, elle avait ri. Elle avait décidé qu’elle aimait bien les clowns, même si elle trouvait qu’ils faisaient parfois très peur. Et puis, cette façon qu’ils avaient de toujours rire, cette volonté de propager la bonne humeur... Oh, il y eut bien un clown triste, mais il était tellement drôle et tellement électrisant que c’en était parfait. Elle ne le plaignit même pas. La petite fille eut la surprise, à un moment, de voir apparaître Lied sur scène. Tout endimanché dans un complet noir, bien loin des vêtements négligés qu’il portait encore plus tôt dans la journée, elle faillit ne pas le reconnaître. Ses traits semblaient plus austères ainsi, ses pommettes plus saillantes, et ses yeux... Ils n’étaient plus bleus, ils étaient d’une teinte violette assez claire, envoutante, et même plutôt effrayante. La petite fille en eut des frissons. C’était possible de changer la couleur de ses yeux comme ça ? C’était presque démoniaque. Au début elle ne comprit pas ce qu’il allait faire : impossible habillé comme ça de faire des cabrioles, et elle ne voyait aucun animal dangereux ou loufoque dans les environs. Existait-il des monstres invisibles ? Et soudain, elle comprit. Il avait le pouvoir de faire disparaître des gens. De faire apparaître des objets. Le pouvoir de les couper en deux et de les faire réapparaître entiers. C’était encore plus magique que toute la représentation qu’elle avait vu. Les autres numéros étaient une preuve de force, d’agilité, de souplesse, ou d’habileté. De maîtrise et de confiance avec les animaux. Mais là, c’était... De la magie. Quelque chose qui n’existait pas. C’était comme révolutionner les lois de la physique avec une baguette et un grand chapeau. C’était comme si un manant se moquait d’un riche et y tirait victoire. Comme l’oiseau se rit du chat coincé au sol. Il ne volait pas, mais il faisait des choses impossibles.
Et puis, son tour passa. Et quelqu’un le remplaça. Puis quelqu’un d’autre. Il lui semblait que ça durait une éternité. A chaque numéro en succédait un autre. La petite fille crut que ça n’allait jamais s’arrêter, que le temps était bloqué, et que pour toujours elle resterait là, immobile, à les regarder. A les admirer.
Et puis, tout à coup, tout s’arrêta. Monsieur Loyal, comme l’appelaient ses camarades, un homme habillé tout de rouge et de doré, clôt la cérémonie dans un bruit de fanfare, les bras grands ouvert. La petite fille ne se rappelle même pas de ses paroles. Elle ne se rappelle d’aucunes paroles. Juste de musique, de mouvements, de scènes d’une beauté à couper le souffle. Un moment de rêve éveillé. Des étoiles plein les yeux, des souvenirs plein la tête, elle sortit du chapiteau, incapable de penser à autre chose que ce qu’elle venait de voir. Une fois à l’extérieur, elle s’arrêta. Une brise fraîche sifflait doucement, et elle se rendit compte qu’elle avait très chaud. Elle s’avança doucement, le camp était désert. Car c’était véritablement un camp : ici, ils faisaient tous partie du cirque. Pourquoi tournaient-ils toujours ? Rien ne les y obligeait. Ils n’y gagnaient rien. Et pourtant, ils risquaient leurs vies tous les jours, en l’absence de filets, en présence de fauves. Et tout ceci pour rien. Simplement pour créer cette ambiance, simplement pour vivre. Parce qu’ils aimaient ça. Parce qu’ils n’avaient pas besoin d’avoir quelque chose à gagner pour aimer faire leur représentation. Pour ceux qui regardaient, aussi, ils étaient peu mais ils étaient présents. La petite fille se demanda où était sa mère. Elle n’avait pas vu cette dernière depuis plusieurs heures maintenant, et pourtant elle se sentait bien. Elle n’avait pas ce sentiment de vide, comme on aurait pu le penser. Pour le moment, elle ne ressentait qu’une plénitude, un calme apaisant. Elle n’avait jamais réellement ressenti ça, avant. A vrai dire, elle se rendait compte qu’elle n’avait jamais vraiment ressenti quelque chose. La peur était tenue loin par la présence de sa mère, le bonheur aussi. La joie, la tristesse, rien n’existait. Il ne fallait que survivre. Alors comment était-ce possible que de vivre un moment pareil ?
Elle regarda autour d’elle. La nuit avait pris possession des lieux, et c’était plus magnifique encore que vu de jour. Les ombres faisaient naître des monstres rôdant aux alentours, à la périphérie de la vision de la petite fille, mais elle n’avait pas peur. C’est comme si l’ambiance ce soir les empêchait d’attaquer. Les ombres étaient effrayantes, mais ce n’était pas leur nuit, elles pourraient en avoir d’autres, toutes les autres, mais pas celle là. Celle là était spéciale. La petite fille au manteau rouge avança doucement. Autour d’elle, le silence régnait. Comme si le monde s’était éteint. Seul le vent faisait doucement bruire les feuilles d’arbre, mais ça ne troublait pas le silence, ça l’accompagnait. Une lumière douce semblait émaner des arbres colorés, formant un magnifique arc-en-ciel vivant et chaud, qui était comme une barrière contre l’extérieur. Twee n’avait pas besoin qu’on lui dise de rester à l’intérieur, elle le savait. C’était intuitif, rien qu’à voir le bois mordoré luire. Tout ceci n’était qu’une illusion d’optique, elle le savait, et n’aurait pas été surprise de retrouver flammes et ampoules savamment dissimulées, peut être même introuvables pour qui ne savait pas chercher : elle était dans un endroit où tout était possible. Cependant, elle s’en fichait. Ici, tout était tellement magnifique... Elle leva la tête. Loin, dans le ciel d’encre, brillait une lune ronde et énorme, d’un blanc légèrement cassé, illuminant presque comme en plein jour. Cependant cette luminosité ne cachait en rien la splendeur des centaines de millier d’étoiles qui s’étendaient tout autour, comme des bijoux rehaussant le cou d’une grande dame. Elle voyait rarement les étoiles : la nuit, il fallait habituellement dormir si on ne voulait pas finir patraque le lendemain. Alors elle qui aimait tant cette ambiance sereine n’avait jamais le temps ni le droit de l’apprécier. Pourtant, jusque là, ça ne lui avait pas manqué. Qu’importait le temps qu’il faisait, vu qu’il fallait marcher, toujours marcher ? Ca n’était pas comme si c’était important. Rien n’était important. Mais cette nuit là était différente. L’odeur fraîche et piquante rappelant légèrement celle de la menthe fraîche, les bruits doux et crissants de la nuit, la sensation d’être seule, et pourtant de n’avoir besoin de personne, de rien d’autre que cette nuit, la présence des arbres, et ces ombres qui se balançaient doucement en attendant que ce moment se brise. La petite fille au manteau rouge alla s’asseoir sur les débris d’un bâtiment.
Elle resta là, longtemps, immobile. Elle n’avait pas totalement récupéré, après tout comment pouvait-elle récupérer des années de fatigue ? Mais elle était fascinée. Ses cheveux cendrés battaient doucement, sa longue capuche trainant dans son dos. Elle ouvrit légèrement son manteau, laissant voir un vêtement rude et simple mais sûrement très chaud et résistant. Elle pouvait sentir la caresse de la brise sur sa peau, et ça lui plaisait. Rapidement, elle se mit à avoir la chair de poule. Mais ça ne la dérangeait pas, au contraire. C’était rafraîchissant. Elle soupira, se laissa aller en arrière, s’adossa à une excroissance. Tout était tellement parfait... Puisse ce moment durer toujours.
La jeune fille resta là, longtemps. Assise. Des minutes, des heures peut être. Elle ne savait pas vraiment ce qu’il se passait, elle s’en fichait : elle était bien. Une main se posa sur son épaule : elle ne sursauta même pas. Elle n’avait pas peur. Cette nuit, elle n’avait peur de rien. Il s’agissait en fait du magicien, qui resta quelques temps debout à côté d’elle, sa main frôlant ses cheveux, comme une statue. Une statue de pierre, une statue animée de vie propre. Une statue prête à la protéger. S’il avait voulu se débarrasser d’elle, de tous les soucis qu’elle allait lui apporter, c’eut été le bon moment. Celui où personne n’aurait rien vu, où la nuit l’aurait couvert, où un homme de moins sur terre n’aurait absolument rien changé. Mais ce n’était pas ce qu’il avait en tête. A cette instant, Lied n’était qu’un homme, un homme comme les autres se rendant compte qu’il n’était qu’une fourmi perdue dans l’univers. Qu’il était magicien, mais qu’il n’était en fait rien. Rien d’autre qu’une âme perdue à la recherche d’un but pour pouvoir continuer à vivre. Une âme perdue cherchant à se retrouver, une personne se recherchant.
Ils restèrent ainsi longtemps encore. Le temps passait sans qu’ils ne le voient. Et puis, à un moment, le ciel d’encre commença à blondir à l’horizon, à se parer de nuances rougeâtres. Les étoiles, une à une, de l’est à l’ouest, se mirent à disparaître. C’était tout bonnement magnifique. Un liseré doré apparût, alors que des teintes ocres parsemaient le faîte des arbres. Longtemps encore alors que le matin se faisait sentir, la lune pâlit mais resta, comme désireuse de rester ici encore. C’était calme. Tellement calme.
C’est pourquoi ils ne comprirent pas lorsqu’un coup de feu retentit, suivi d’un hurlement horrible, puis d’un second et d’un troisième coup de feu. Puis plus rien. Le silence était totale, tout à coup. Ils ne s’étaient pas rendus compte de comment la nature était devenue bruyante alors que le jour se levait. Et là, tout était fini. Ils se retournèrent d’un bond. La petite fille au manteau rouge était tétanisée, tendue comme la corde d’un arc, alors que le magicien la jeta violemment au sol en sautant de façon fluide un étage plus bas. Mais tout était déjà fini.
La mère, agenouillée au sol, saignait. Non, c’était pire que ça : c’était comme si elle se vidait de son sang en quelques minutes, tâchant le bitume de rouge carmin. Elle tenait pourtant accroupie, trois trous gros comme des poings d’enfant dans le corps. Elle n’en avait plus pour très longtemps, sa vie fuyait en même temps que son liquide vital. Elle regarda le magicien dans les yeux, le regard furibond et une lueur de folie plaquée sur le visage. Elle cracha, attrapa le col immaculé qui se tâcha immédiatement, s’imprégnant de rouge :
« J’ai payé ma dette, pauvre Fou... Ces balles t’étaient destinées. Paye maintenant la tienne... »
Elle toussa encore une ou deux fois, puis son corps se raidit et, alors qu’elle griffait l’habit ensanglanté, s’éteignit, comme une bougie qu’on mouche. La petite fille avait suivi toute la scène du haut de la ruine, le souffle court, le visage pâle. Cette nuit, elle ne l’oublierait jamais, parce que c’avait été la plus belle et la pire des nuits qu’elle n’ait jamais vécu jusqu’à maintenant. Elle était née de nouveau, et une partie d’elle importante était morte en même temps. Si elle avait voulu retourner à son ancienne existence, elle ne le pouvait plus à présent. C’était comme si quelqu’un venait de fermer une porte à clé sur son enfance. Sur la première partie de son enfance, qui n’avait pas vraiment été une enfance. Dorénavant, elle n’avait d’autres choix que d’avancer. De... Vivre ici ? Elle ne se voyait pas partir seule sur les routes. Cependant, lorsqu’elle vécut cette scène, ce n’est pas du tout ce à quoi elle pensait. Les yeux grands ouverts, choqués, elle observait ce qu’il se passait. Elle ne comprenait pas. c’était la première fois qu’un être humain mourrait devant ces yeux, et cet être humain n’était personne d’autre que sa mère en personne. Elle ferma les yeux, les serra, fort. Alors elle avait raison : ce monde n’avait aucune égalité, aucune justice. Et maintenant, elle était morte. C’était fini. Qui avait bien pu lui en vouloir ? La petite fille au manteau rouge ne se posa cette question que quelques minutes, parce que finalement, elle s’en fichait. Quelle était l’importance de la raison de sa mort, maintenant qu’elle était morte ? Les faits étaient là : elle ne reviendrait pas. Jamais. Qu’importe ce que la petite fille faisait, la colère dans laquelle elle entrait, ça ne servait à rien. Alors elle s’assit de nouveau. Elle ne voulait même pas s’approcher pour voir le résultat de tout ce carnage. Non pas parce qu’elle avait peur, mais parce qu’elle ne voulait pas accrocher à sa mère l’image de son corps déformé par la douleur, le corps raidi par la mort, les yeux fixant le vide.
Elle se retourna. Elle n’avait pas peur. Non. Elle ne voulait pas se retourner. Elle regarda le soleil qui se levait. Les bruits commençaient à se refaire entendre de nouveau. Comme si la pause horreur était finie, comme si la vie recommençait à avancer.
Elle s’enfuit vers le camp.